"Électre/Oreste" de Euripide par Ivo Van Hove à la Comédie-Française : la violence, une boue qui colle à la peau

À voir si : vous avez le cœur bien accroché

Du 27 avril au 3 juillet 2019
(en alternance)
à la Comédie-Française

© Jan Versweyveld coll. Comédie-Française

© Jan Versweyveld coll. Comédie-Française


“Pour moi, puisqu’en tous cas je dois mourir, j’entends d’abord faire souffrir mes ennemis, perdre à mon tour tous ceux qui m’ont perdu, faire gémir ceux qui ont causé ma misère.”

Oreste dans Électre/Oreste d’Euripide


Après avoir livré l’horreur sur le plateau de la Comédie-Française avec le saisissant spectacle Les Damnés, le metteur en scène Ivo Van Hove y déchaîne la vengeance avec une tragédie grecque on ne peut plus intemporelle. Force et subtilité se dégagent de cette pièce qui remue corps et âme.

Sous les ors de la salle Richelieu se dresse un champ de terre boueuse et une sorte de bunker aux airs de tombeau mortuaire. Y surgit un être famélique, aux vêtements pauvres et aux cheveux presque coupés à ras. Cet être est Électre, fille bannie d’Agamemnon, dont le sang royal s’abîme injustement dans la pauvreté. Lorsque deux hommes riches - habillés d’un bleu roi majestueux qui tranche net avec la couleur boueuse de la salle - atterrissent dans son monde, elle a la joie de retrouver son frère, Oreste. Il a été banni, lui aussi, mais son exil est plus doux, il vit dans le palais d’un roi. Quand ils se reconnaissent, l’amour fraternel exulte, les souffrances se conjuguent, le sentiment d’injustice s’accorde et la vengeance se fait horizon commun…

Là où Les Damnés mettait à distance par sa mise en scène trop ritualisée, Électre/Oreste chamboule grâce à sa force textuelle et scénique puissamment charnelle.
— Apartés

Du drame intime au mal universel : une mise en scène incroyablement prenante



Revenant aux origines du théâtre avec la réunion de deux pièces d’Euripide, dramaturge grec du Vème siècle avant J-C, Ivo Van Hove engage totalement ses acteurs et les spectateurs dans cette odyssée primitive. En jouant sur une mise en scène symbolique et terriblement évocatrice - la boue qui tache et dans laquelle on perd pied, le bleu roi versus le beige sans aucun éclat -, Ivo Van Hove pose les bases des grands récits fondateurs dont la portée est intemporelle. Ce qui est assez incroyable dans ces textes antiques, c’est leur implacable universalité et la modernité avec laquelle Euripide présente les souffrances morales de ses personnages. Dans Électre/Oreste, le drame intime d’une famille déchirée deviendra le miroir d’une société humaine pétrie de violence.
Hantés par le meurtre de leur père Agamemnon par leur mère Clytemnestre, Électre et Oreste vont en effet commettre l’irréparable, le matricide. D’un devoir envers un père découlera un crime envers une mère. Une telle violence contre-nature peut-elle être légitime ?, interroge cette pièce. Les tourments suite à cette tournure des événements sont magistralement exprimés par la langue très psychologue d’Euripide et la direction d’acteurs d’Ivo Van Hove. C’est Oreste, le frère, qui, poussé par sa sœur Électre, a commis l’acte. Se sentant directement responsable, il connaîtra la folie des remords, l’atroce souffrance du questionnement sans réponse et sera tourmentée par les Furies vengeresses : « Recouche-moi sur mon lit; à la fin de chaque crise de démence, je suis désarticulé, je n’ai plus de force dans les membres. » Ivo Van Hove a choisi de faire littéralement plonger son Oreste dans la boue, l’enterrant vivant dans cette fange, ne laissant voir que sa tête maculée de sang. Les membres brisés, dira-t-il, il ne pourra se relever sans l’aide de sa sœur et des habitants figurant le chœur antique. L’image est impressionnante : un être presque disloqué, au visage marqué de souffrance extrême, tiré par une dizaine de bras, ceux des pauvres en haillons, aux cheveux filasses et à l’allure effrayante.
Ce texte à la subtilité impressionnante sur les processus de radicalisation est parfaitement mis en valeur par la pièce d’Ivo Van Hove : des souffrances personnelles que tout un chacun peut comprendre et ressentir à un moment de sa vie peuvent mener à des atrocités. C’est cette finesse dans la psychologie des personnages et des situations décrites par Euripide que Ivo Van Hove parvient à restituer sur la scène de la Comédie-Française. On vit corps et âme cette odyssée vers le pire, oscillant entre tous les sentiments, tous les questionnements, effrayés de la violence d’une Électre arrachant le pénis de l’amant-tué de sa mère ou presque compatissants pour cet Oreste brisé à jamais… Convoquant tous les arts sur cette scène de théâtre - la musique avec les percussions en fond, la danse avec les chorégraphies tribales et incantatoires (signées Wim Vandekeybus) -, le metteur en scène Flamand fait monter la rage primitive qui est susceptible d’habiter tout être humain et la jette au visage de ses spectateurs, forcément témoins, forcément acteurs. Admirable.
Là où Les Damnés mettait à distance par sa mise en scène trop ritualisée, Électre/Oreste chamboule grâce à sa force textuelle et scénique puissamment charnelle.

admirablement servie par des comédiens possédés

Ce théâtre viscéral et existentiel offre aux merveilleux comédiens de la Troupe un terrain de jeu jouissif - se traîner dans la boue en fait partie ! Suliane Brahim, celle qui fut la pure et passionnée Juliette se métamorphose avec autant de fièvre mais plus de haine en Électre, offrant la douceur de sa voix à une vengeance terrible. Christophe Montenez, ajoutant toujours un zeste d’étrangeté à ses personnages comme pour être à jamais insaisissable, est ici plus tranché dans son interprétation d’Oreste, et c’est pour le meilleur. Car il vit intensément chaque instant de tourments de son personnage, rien n’est ici intellectualisé. Ce théâtre charnel lui colle à la peau et il en restitue toute la puissance. La scène où sa folie l’enterre vivant dans la boue est magistrale, cet abîme de l’âme paraît presque contagieux. Symbole de l’Amitié - une partie du texte qui est, là aussi, d’une incroyable modernité -, Pylade, joué par Loïc Corbery, est celui par lequel l’enchaînement de la violence va arriver, déchaînant un cercle vicieux de vengeance implacable. Engageant tout son bagage de héros romantique de la Comédie-Française, le comédien Loïc Corbery dessine un personnage de radicalisé extrêmement subtil et d’autant plus violent. Toujours magistrale et humble à la fois, Elsa Lepoivre (qui joue aussi Hélène) interprète une Clytemnestre troublante car presque faible et repentante. Sa destinée n’en sera que plus affreuse. On notera la présence parfaite de l’excellent Benjamin Lavernhe, jouant le mari bienveillant d’Électre, la parfaite lâcheté de Denis Podalydès en Ménélas et la majesté - toujours - de Didier Sandre en représentant de la Loi. Et on terminera par la présence du si lumineux Gaël Kamilindi, magnifique Apollon prédisant un bonheur éternel… qui sera détourné par Ivo Van Hove, empressé de nous montrer l’urgence à regarder en face cette violence définitivement contemporaine.

Claire Bonnot

"Électre/Oreste" de Euripide par Ivo Van Hove à la Comédie-Française,

Salle Richelieu
1, Place Colette
75001 Paris

Du 27 avril au 3 juillet 2019
Durée : 2h10 sans entracte