"Les Damnés" de Luchino Visconti par Ivo Van Hove avec la Comédie-Française : Et si l'horreur était contée...

À voir : si vous avez le cœur tourmenté

Du 29 septembre au 10 décembre 2017
à la Comédie-Française

Jusqu'au 16 juillet 2016
au Festival d'Avignon
et

du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017
à la Comédie-Française


"La morale personnelle est désuète. Et inutile à notre élite pour qui tout est désormais permis."

Les Damnés, Luchino Visconti


Après vingt-trois ans d'absence en Avignon, la prestigieuse troupe de théâtre française se pervertit au mal absolu avec l'adaptation par le metteur en scène acclamé Ivo Van Hove du film-scandale de Luchino Visconti sur la montée du nazisme, "Les Damnés". Une création en demi-teinte, entre une incarnation viscérale des comédiens du Français et une scénographie froidement ritualisée de Ivo Van Hove.

La pièce tant attendue s'ouvre sur une sonorité infernale vrombissant sous nos pieds et sifflant dans nos oreilles. Et les comédiens entrent. Ils semblent ne pas nous voir et se changent dans leurs loges installées en enfilade côté jardin. Les chambres de la famille Essenbeck, en réalité. Les noms - et les fonctions -  de cette famille à la tête d'une puissante aciérie allemande, sont égrenés par ce grand écran installé en plein milieu du plateau vide, orange vif. On y lit une date : le 27 février 1933. Soir de l'anniversaire du chef de la dynastie, le baron Joachim Von Essenbeck, et soir du basculement de l'Allemagne vers le nazisme avec l'instrumentalisation de l'incendie du Reichstag. Alors que le pays s'entredéchire, cette famille nantie fera de même. Ou la chronique théâtrale de "petits" crimes ordinaires qui en touchant un cœur, des âmes, puis une famille entière peuvent s'étendre comme une trainée de poudre à l'échelle d'un pays et d'une civilisation. Pour le metteur en scène flamand, « "Les Damnés", qui se passe dans les années 1933-1934, est d'une troublante actualité dans cette Europe où tout pourrait désormais basculer... »

Un dispositif scénique "monstrueux" refroidissant pourtant la perversité de l'histoire

La famille Essenbeck, maîtresse des aciéries, enjeu majeur pour le réarmement de l'Allemagne que prépare Hitler, va s'allier au nouveau régime pour préserver ses intérêts. Le patriarche, Joachim, le fait la mort dans l'âme, mais le fait tout de même : « Berlin me dicte ma conduite. Il est indispensable de protéger les aciéries des pressions politiques. Je n'ai jamais eu le moindre rapport avec ce monsieur. Pour la bonne marche de nos usines, nous sommes contraints bon gré mal gré à avoir des rapports. » Déjà, des compromissions, enclenchent la course vers l'enfer. Il sera tué par Friedrich Bruchmann, l'ambitieux amant de la femme de son fils défunt, qui deviendra patron des aciéries en faisant accuser du crime le beau-fils, Herbert, adversaire zélé du national-socialisme. La lutte pour le pouvoir entre le fils restant, Konstantin, un SA, Friedrich, et l'héritier direct, le petit-fils pédophile et incestueux, Martin, sera instrumentalisée par le cousin SS, Wolf Von Aschenbach, au profit du nazisme.

Le projet - le scénario de Visconti adapté avec les intenses comédiens du Français - promettait d'être électrique, explosif, intrusif... Il ressort pourtant de ces près de deux heures trente de théâtre une torpeur étrange : malaise, choc, fatigue ? Ces sentiments ne collent pas avec "la célébration du Mal", à laquelle en appelle le metteur en scène Ivo Van Hove. Parce que les comédiens et le théâtre sont aussi là pour exorciser les monstres qui sont en nous ou nous entourent, la soirée se devait de nous tordre les boyaux, nous serrer le petit cœur, nous réveiller d'effroi en pleine nuit de sommeil... Oui, on sursaute quand le gong retentit et fait s'éclairer d'un coup la Cour d'Honneur alors que nous étions tranquillement tapis dans l'ombre de la nuit. Oui, on se protège instinctivement face aux coups de feu lancés en rafales par l'héritier impitoyable, Martin Von Essenbeck. Oui, on lutte en silence avec ces "condamnés à mort" de la famille s'organisant systématiquement en procession avant d'investir leur cercueil puis, agonisant, dans d'atroces douleurs et cris (silencieux) sur grand écran. Mais on souffre plus de ces systèmes de mise en scène élaborés minutieusement pour nous faire ressentir l'horreur que de la situation qui se joue sous nos yeux. Chose heureuse : la mise en scène qui, on ne peut pas s'empêcher de le noter, ressasse les codes du théâtre contemporain - écran vidéo (plutôt intéressant pour opérer des parallèles entre plusieurs situations), les images symboliques avec les cendres des morts jetées sur le corps nu du petit-fils qui a bien voulu hériter de toute cette horreur, le goudron et les plumes pour signifier l'opprobre, les musiques assourdissantes, les chairs nues, les espaces symboliques - laisse la place à des moments de latence à la signification fulgurante comme pour marquer d'un fer rouge l'ignominie de l'instant. Et l'ébranlement se fait alors, venu d'un détail, d'un geste, d'un regard, d'un mot. La "magie" et la portée du théâtre en somme. Comme cette phrase que Martin, habillé en SS, lance à la figure maculée de goudron et de plumes de sa mère : « Aschenbach dit que vous ne comprenez rien au national-socialisme. Mais moi, j'ai compris, c'est dire. » L'étrange impression d'y voir la jeunesse djihadiste d'aujourd'hui qui ne comprend que la violence et la violence encore.


La phrase choc : « Vous possédez le ressentiment, la haine, une haine jeune, absolue. Ne la gaspillez pas, ce serait dommage. »


Des comédiens au souffle extraordinaire qui apportent la fougue nécessaire à cette histoire où les âmes - et donc les passions - sont forcément engagées

Cette fulgurance ? Elle provient heureusement d'instants subtils et comme échappés de ce "programme de terreur scénique" : les incroyables interprétations des comédiens qui semblent difficiles à noyer dans ce dispositif scénique parfaitement beau mais bien trop codé pour être de l'ordre de la faillibilité humaine, dont le visage projeté en grand écran d'un Herbert Von Essenbeck brisé (poignant Loïc Corbery), n'ayant même plus « rien » à revendiquer, plongé à jamais au-delà de l'horreur, celle d'avoir découvert que sa propre famille pouvait envoyer sa femme dans les camps de la mort pour le faire chanter. Et certains extraits du scénario impitoyable de Visconti. Par un mot, une phrase, une intention, l'ébranlement intérieur du public se fait et creuse son chemin lentement mais sûrement. Extraits : les mots du Führer relaté par l'atroce cousin SS, Wolf Von Aschenbach, remarquablement interprété par un Éric Génovèse plus qu'inquiétant et au visage de serpent : « La morale personnelle est désuète. Et inutile à notre élite pour qui tout est désormais permis. » Ou, lui encore, s'adressant à la seule âme non encore pervertie de cette dynastie damnée, Gunther (un Clément Hervieu-Léger magistral de sobriété et d'innocence) : « Vous possédez le ressentiment, la haine, une haine jeune, absolue. Ne la gaspillez pas, ce serait dommage. Vous allez me suivre, Gunther, et nous vous enseignerons la meilleure façon de gérer votre immense fortune. » Un gong (imaginaire cette fois) a bien retenti dans nos oreilles et dans nos cœurs : la machine infernale est bien rodée et prête à tout arracher. Un rôle se détache naturellement de cette clinique scénographie - étudiée, bien sûr, pour montrer toute l'inhumanité de ce qui est en train de se passer - celui de Christophe Montenez, le petit-fils héritier pédophile de Joachim Von Essenbeck au comportement louche avec sa mère, la baronne Sophie Von Essenbeck, remarquablement jouée par Elsa Lepoivre, belle, et cruelle, à s'en damner. Une langue qui s'échappe continuellement de sa bouche alanguie, tel le serpent du péché originel, une démarche chaloupée d'un genre sexuel indéfini, des yeux fardés et une diction précieuse et caressante : le trouble est instantané et la performance horrifiante. Tous sont formidables : on a mal cependant pour Denis Podalydès qui, durant "la nuit des Longs Couteaux", joue un Konstantin Von Essenbeck, imbibé, se dandinant nu comme un vers habillé d'un simple veston de soubrette, pendant bien trop de temps, avant d'être aspergé d'un seau de sang par Friedrich (un Guillaume Gallienne très imprégné du rôle de "salaud ordinaire"), le nouveau patron des aciéries et le tueur désigné. À noter : l'interprétation virginale de Adeline d'Hermy, l'épouse du déchu, Herbert, parfaite en colombe sacrifiée sur l'autel de l'infamie. Un ange.

On retiendra de cette pièce que le mal s'introduit insidieusement partout sans crier gare - ce que la mise en scène un peu poussive n'illustre pas assez subtilement mais ce que les comédiens intenses du Français parviennent à nous donner - et que le nazisme peut revenir toquer à nos portes même si c'est sous une autre forme. À nous d'être veilleurs, comme semble nous le dire Herbert, sautant soudain de scène pour s'approcher du public : « Tout ça c'est notre faute à tous, à moi le premier. Ça ne sert à rien d'élever la voix quand il est trop tard même pour soulager nos consciences. Le nazisme, c'est notre création, né dans nos usines, nourri de notre argent. »

Claire BONNOT

"Les Damnés" de Luchino Visconti par Ivo Van Hove avec la Comédie-Française

Jusqu'au 16 juillet au Festival d'Avignon

et

du 24 septembre 2016 au 13 janvier 2017 à la Comédie-Française

Durée : 2h30.