"Dom Juan" de Molière par Macha Makeïeff : les derniers feux d’un oppresseur

À voir si : vous avez le coeur passionné et tourmenté

Du 23 avril au 19 mai 2024
au Théâtre de l’Odéon

© Juliette Parisot


“C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle”

Dom Juan, Molière


Au coeur d’une scénographie puissante semblable à des toiles de peintres, Macha Makeïeff met subtilement à mort la figure du « Dom Juan » dénoncé par Molière il y a quatre siècles et plus que jamais d’actualité aujourd’hui en plein sursaut #MeToo. La pièce mythique brille de nouveaux feux portée notamment par un jeu d’acteurs jouissif aux nuances rares.

Dans un intérieur coquet, à la nuit tombée, entre deux portes battantes, on le cherche. On interroge. Il est déjà là, tapi dans un coin sombre. Comme jouant à la bonne farce avec son valet et la société. Dom Juan a fui son épouse, Elvire, et Sganarelle - son valet - ne sait pas sur quel pied danser. Quand le Maître veut bien se montrer, supposément las mais goguenard, deux jeunes beautés sortent de son lit. Le tableau est posé.

Sous le masque, une traque subtile des mécanismes de l’emprise

Fidèle à ses décors raffinés et aux magnifiques lumières habitées de Jean Bellorini, la metteuse en scène Macha Makeïeff poursuit son travail autour des œuvres de Molière et, plus particulièrement, autour de la question de l’emprise que l’on retrouvait au travers du personnage de faux dévot dans son «Tartuffe Théorème» avec, déjà, le formidable Xavier Gallais. Ce «Dom Juan» donne le coup de grâce à la figure de ce libertin trop longtemps impuni. Macha Makeïeff l’imagine en fin de course, traqué, démasqué, jettant ses derniers feux par pure jouissance du vice, dans les habits (fanfreluches dégoulinantes et perversité sadique) d’un marquis de Sade. Cette pièce du XVIIème siècle résonne fort en pleine période #MeToo où de plus en plus de femmes racontent les mécanismes terriblement pervers de l’emprise soigneusement entremêlée à la séduction : le donjuanisme est bien malheureusement vivace. Mais si cet anti-héros infâme est bel et bien cloué au piloris par Molière, les femmes - combatives et non victimes - ont finalement peu de scènes et une certaine fascination s’installe pour le rôle-titre. Car l’argumentaire droit et vertueux d’Elvire (Irina Solano) se heurte au charme mensonger et enjôleur de Dom Juan. C’est pourtant là où la direction d’acteurs et la mise en scène de Macha Makeïeff révèlent toute leur subtilité : elle module le texte de Molière en forçant sur les différents registres de jeu - comique farcesque, sérieux, tragique - noyant le spectateur dans ses diverses émotions pour mieux le choquer et le réveiller à sa moralité. La scène finale est absolument fantastique, les brasiers de l’enfer ayant dévoré le scélérat qui, pourtant, quelques scènes auparavant, a réussi, tour à tour, à nous émouvoir dans sa confrontation au père ou nous embarquer dans son discours de faux repenti (dans une lumière rougeoyante, un crucifix en bois pour décor, la “Sarabande” de Haendel en fond sonore, cette scène digne d’une série hypnotise, le jeu de Xavier Gallais atteignant son apogée). Sommes-nous séduits ? Perpétuons-nous l’emprise de ces puissants séducteurs au verbe élégant ? Bien qu’horrifiés par ses pensées et ses actions, nous allons céder à la fascination, comme l’explique la metteuse en scène. Et c’est au moment même où nous ressentons l’effroi de frayer avec le diable que nous nous extirpons de cette toile bien tissée. À l’image d’Elvire qui parvient à voir son vrai visage. Habile mise en abyme que de nous attirer dans l’âme tourmentée de cet être qui nous représente dans notre humanité et inhumanité. Dans bien d’autres mises en scène, le spectateur reste à distance jugeant le personnage. Ici, le jeu insaisissable de Xavier Gallais ne nous laisse pas tranquilles. Une fois Dom Juan terrassé, une fois la sidération passée, tout nous revient : les mécanismes de prédation sont bel et bien sur le devant de la scène. Et c’est à nous, public de tous les siècles, de partir en croisade.

Sur les planches, des acteurs en pleine jouissance de leur art

Il faut beaucoup de générosité et de complexité pour créer le trouble nécessaire à l’implication du spectateur. Xavier Gallais (très admiré chez Apartés) a toujours su dérouter au travers de ses nombreux rôles. Il est, en cela, irrésistible, indéniablement charismatique, et profondément humain. Et Macha Makeïeff ne s’y est pas trompée en lui offrant le rôle de cet être ambigu. Cheveux longs filasses, postures nonchalantes provocantes, attitudes imprévisibles et choquantes, voix tantôt doucereuse, tantôt terrifiante, son Dom Juan flirte avec le répugnant sans jamais, pourtant, se départir de son humanité, même viciée. Il témoigne d’une intelligence fine (son valet Sganarelle se fait lui-même séduire par son discours bien construit) et d’une bravoure presque chevaleresque (lorsqu’il s’en va sauver un cavalier égaré qui s’avère être le frère vengeur de son Elvire). Absolument hypnotisant au dernier acte, son pouvoir agit tel un gourou sur les masses endormies que nous sommes - un temps, le jeu virtuose de l’acteur dévoilant toutes les facettes d’un personnage possédé. La force de cette mise en scène tient aussi au décalage de registres et, dans ce cadre, le jeu en miroir de Vincent Winterhalter alias Sganarelle, frappe. Il n’est pas franc-jeu, jamais il ne permet à Dom Juan de dévier de sa vilaine route, et, pourtant, il sait. Étrangeté qu’offre parfaitement ce comédien à la voix si claire et à la présence drôle et légère. Des scènes comiques fabuleuses jalonnent la pièce, comme celle où les frères d’Elvire venus laver son honneur bafoué jouent au roman de cape et d’épée burlesque (hilarants Joaquim Fossi et Anthony Moudir), lorsque Charlotte se fait courtiser par ce grand méchant homme de Dom Juan, Xaverine Lefebvre jouant parfaitement à la petite poupée manipulable avant de se rebeller, ou encore lorsque Monsieur Dimanche, drôlatique Pascal Ternisien, se fait reconduire à la porte sans avoir vu la couleur de son argent. Avec ses références à la Commedia dell’arte et au théâtre de tréteaux, Macha Makeïeff semble tirer les fils d’un spectacle de marionnettes dans lequel Dom Juan lui-même serait un pion, attaché par son destin funeste, après avoir provoqué la colère du ciel. Ce « Dom Juan » est définitivement envoûtant et marquera longtemps.

Claire Bonnot

"Dom Juan" de Molière mis en scène par Macha Makeïeff

Durée : 2h30