"La Trilogie de la Vengeance" de Simon Stone : les femmes sur le devant de la scène

À voir si : vous avez le cœur bien accroché

Jusqu’au 21 avril 2019
aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio


“Odette choisit de baiser avec Jean-Baptiste pendant qu’on essaye toutes d’éviter de baiser avec Jean-Baptiste. Le fait qu’Odette baise avec lui veut peut-être dire que nous autres sommes sauvées d’un bon nombre d’inconvénients.”

La Trilogie de la vengeance, Simon Stone


Via un processus théâtral sériel incroyable, le jeune dramaturge australien Simon Stone donne à voir les rouages oppressifs de la société patriarcale sur les femmes. Une expérience impressionnante mais bien plus saisissante sur la forme que sur le fond.

Aux Ateliers Berthier, il y a foule et elle est - fabuleux ! - de tous âges. Quand elle s’engouffre, impatiente, dans la grand-salle, elle se voit divisée en trois groupes : A, B et C. Nous faisons partie de la foule C. Quand nous entrons dans ce premier espace, nous nous retrouvons assis face à d’autres spectateurs, dans un dispositif scénique bi-frontal où trône une scène surélevée : un intérieur sans âme qui dévoile le bureau d’une agence de voyages.

Ce qui est génial dans cette pièce qui cherche à redonner le pouvoir aux femmes, c’est que la mise en scène sérielle offre des premiers rôles à toutes les actrices, sans exception. Et quel casting fabuleux !
— Apartés

Une mise en scène démente aussi prenante qu’un thriller



Le parcours C frappe fort. Des femmes, dont une mère et sa fille, retiennent un homme en otage, scotché à un fauteuil de bureau, sac plastique étouffant sur la tête. Il finira mal, le (faux) sang giclera même sur les premiers rangs. Via plusieurs flashbacks, ce premier tableau nous plonge dans l’horreur : ce patron - un certain Jean-Baptiste admirablement joué par Éric Caravaca, ici plus que répugnant - a violé ou oppressé la plupart de ses employées. Elles se vengeront… Elles se sont vengées. Et nous voilà sonnés… et transportés - après entracte - au plateau 2. Une jolie jeune femme toute vêtue de blanc fume, seule et songeuse derrière la vitre d’un restaurant japonais aussi vraie que nature (le petit chat porte-bonheur est même là à nous faire bonjour de la patte). Elle vient de se marier mais le jeune homme reste introuvable. La fête devrait battre son plein mais le cœur n’y est pas. La mère de la mariée désapprouve cette union, la mère du marié - formidable Valeria Bruni Tedeschi toujours joyeusement perchée - décide de fuir enfin son mari pour son amant et l’une des sœurs du marié refuse violemment ce mariage. Le père et le fils, deux hommes, joué par un seul - sacrée performance d’Éric Caravaca -, sont les éléments fondateurs de ce drame familial et humain. Le fils est fou amoureux de sa sœur qui porte son enfant. Le père sera le meurtrier de sa propre fille, qu’il étranglera dans un accès de honte et de colère. En sortant de ce tableau mélodramatique, on comprend soudain que les comédiens sautent d’un tableau à l’autre et d’un rôle à l’autre en claquant les portes du bureau ou en filant entre les rideaux qui cadrent ce second tableau. L’intensité du récit se mêle alors, dans nos esprits, à l’intensité du dispositif scénique. Ces trois grands chapitres d’une même histoire qui file sur trois générations sont découverts dans un ordre - et avec un casting - différent par chaque public. Le troisième tableau est alors vécu comme un jeu de piste où l’on se demande quelles actrices vont jouer le rôle de la mère ou de la fille. Nous sommes projetés dans une chambre d’hôtel élégante. C’est ici que le drame fondateur se jouera : la nuit d’amour du frère et de la sœur. Une chambre qui deviendra le lieu des crimes de cet homme à jamais meurtri par la perte de l’amour de sa vie. Il fera payer cette disparition à toutes les autres femmes qui croiseront son chemin.
Inspirée de trois œuvres élisabéthaines où la violence misogyne fait loi - chez John Ford, Thomas Middleton et William Shakespeare - ainsi que d’une pièce de leur contemporain espagnol, Lope de Vega, cette pièce est finalement bien plus intéressante sur sa forme que sur le fond, peu convaincant. Le Ibsen Huis de Simon Stone au In d’Avignon 2017, histoire d’un inceste familial destructeur sur plusieurs générations, nous avait plus saisis d’effroi; sans doute car nous nous étions sentis directement emprisonnés dans cette horreur grâce à la maison tournante, dévoilant chaque facette de l’intrigue. Si l’on ne peut que saluer la virtuosité de la mise en scène, elle aurait gagné à dévoiler ses coulisses pour que les spectateurs ne restent pas trop à distance de ce dispositif entrecoupé.

Le premier rôle pour toutes les femmes

Ce qui est génial dans cette pièce qui cherche à redonner le pouvoir aux femmes, c’est que la mise en scène sérielle offre des premiers rôles à toutes les actrices, sans exception. Et quel casting fabuleux ! Valeria Bruni Tedeschi, Adèle Exarchopoulos, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Servane Ducorps, Eye Haïdara et Alison Valence. Dans le parcours C, nous avons été particulièrement éblouis et émus par la prestation toute en délicatesse de Eye Haïdara - vue dans Le Sens de la fête - tour-à-tour merveilleuse en amante puis en femme de l’infâme Jean-Baptiste. Autre coup de cœur pour la jeune Alison Valence qui jouait notamment sa fille avec une présence solaire. C’est finalement grâce à cette mise en scène inédite et déroutante que Simon Stone offre le pouvoir escompté aux femmes.

Claire Bonnot

La Trilogie de la vengeance, texte et mise en scène de Simon Stone

d’après
Dommage qu’elle soit une putain de John Ford
The Changeling de Thomas Middleton et William Rowley
Titus Andronicus de William Shakespeare
Fuente Ovejuna de Lope de Vega

jusqu’au 21 avril 2019
aux Ateliers Berthier
1 Rue André-Suarès, 75017 Paris

Durée : 3h45