"La Collection" de Harold Pinter par Ludovic Lagarde : insaisissable vérité

À voir si : vous avez le cœur tourmenté

Du 7 au 23 mars 2019

au Théâtre des Bouffes du Nord

apartes-la-collection.jpg

JAMES: Les mots me fatiguent un peu, quelquefois. Pas vous ? Jouons à un jeu. Pour nous amuser.

BILL: Quelle sorte de jeu ?

JAMES: Faisons un duel pour rire

La Collection, Harold Pinter


Avec un casting cinq étoiles et une mise en scène impeccable, Ludovic Lagarde nous fait perdre la tête dans son adaptation au cordeau du thriller théâtral signé Harold Pinter, « La Collection ». Du grand art.

Quel choix parfait que le Théâtre des Bouffes du Nord pour cette pièce jouant sur la vérité car ici la scène s’offre totalement à nous, public, comme transparente et vierge de tous soupçons. L’illusion opère déjà à merveille dans ces deux intérieurs bourgeois londoniens des années soixante à la décoration sans défauts ni laideurs aucunes. Un homme apparaît soudain derrière une porte vitrée, masqué, râlant, se déshabillant lentement. Il souffle, lourdement épuisé par sa sortie nocturne. C’est alors qu’une sonnerie stridente retentit. Qui peut donc appeler en pleine nuit ? L’homme cherche un certain Bill. Comme un mauvais rêve, la scène s’arrête sur cette menace… le fêtard épuisé va dormir…

Une mise en scène ultra-esthétique pour mieux libérer le poison des soupçons

La confiance est impossible ici et Harold Pinter, fin disséqueur des âmes amoureuses, tiraille voire cisaille le spectateur qui s’interroge alors sur le double-masque de cette représentation théâtrale, le texte et le théâtre en lui-même.
— Apartés



Deux intérieurs se font face, l’un où un salon huppé accueille les conversations à couteaux tirés entre deux hommes, Harry et Bill, et, l’autre, où un tapis cocooning ne semble pas apaiser ce couple élégant de Chelsea, Stella et James, en froid. Déjà, le soupçon semble habiter ces deux relations alors quand James, le mari apparemment trompé, franchit la porte de la demeure de Bill et Harry, les intrigues se démultiplient. James veut savoir la vérité sur ce qui s’est passé une nuit dans un hôtel de Leeds entre sa femme et Bill. Celui-ci dément la connaître mais devant l’insistance étrange de cet homme, le public s’interroge, et Bill finit par dévoiler certains éléments. Mais le fait-il par jeu, pour attiser cet homme prêt à exploser ou par réelle peur ? Et Stella, sa femme, n’invente-t-elle rien ? Et pourquoi Harry semble irrité sans demander plus de détails à son jeune protégé (avec lequel la relation est d’ailleurs floue) ?
Dans un chassé-croisé d’une précision clinique et ultra-british, Ludovic Lagarde distille gouttes à gouttes ce poison de la parole déformée, oscillant entre tous les recoins du mensonge et de la vérité, une situation si bien décrite dans les dialogues elliptiques de la pièce de Pinter (Prix Nobel 2005), écrite en 1961. Et ce n’est pas tout : analysant les rapports ambigus entre ces quatre protagonistes, Pinter ainsi que Lagarde dans son adaptation, s’amusent à jouer sur le plaisir de ces non-dits, le fantasme qui nourrit toutes ces élucubrations : la tringle à rideaux, instrument de “meurtre” dans les escaliers, semble pouvoir devenir un instrument de “plaisir” tout comme ce couteau que sort Bill devant James qui le menace… C’est bien une “collection” ici, une multiplicité de situations relationnelles possibles qui sont interrogées, jouées, présentées et dont on ne saura jamais la vérité. Insistant sur les mots, opérant une direction d’acteurs presque au ralenti pour mieux happer le spectateur - s’interrogeant constamment sur cette intrigue à multiples inconnues - Ludovic Lagarde offre des coups d’éclats intenses dans sa mise en scène, toujours rattrapés in extremis par le flegme britannique et le goût du mystère.

Des interprètes exceptionnels exaltant toute l’ambivalence de leurs personnages avec une grande finesse

Les interprétations sont magistrales, aussi impeccables que les tenues de scène, coupées sur mesure. Par leurs présences physiques puissantes, leurs voix singulières, leur jeu chorégraphié et pourtant si instantané, les quatre comédiens ne cessent de nous attraper, de nous envoûter. La seule femme, en fourrure XXL - un petit “minou” comme dira Harry -, se love sur ce canapé d’angle ou s’alanguit dans les poils duveteux de son tapis au son d’un vinyle. Impassible, débitant ses phrases elliptiques sur un ton lancinant : est-ce elle qui jette le trouble comme pour mieux attiser les passions ? Valérie Dashwood est parfaite. Mathieu Amalric en Harry est d’une présence incroyable, magnétique, oscillant parfaitement entre le protecteur magnifique et son versant horrifique et on se demande qui est le plus perturbé des deux entre lui et Bill, ce jeune qu’il a, dit-il, sorti de la “zone”. Micha Lescot (Bill) est hilarant, d’une nonchalance et d’une préciosité parfaites pour le rôle, tout aussi trouble et troublant que Harry. Laurent Poitrenaux, trimballant ses bras quasi démesurés et ciselés le long de son corps comme un orang-outan enragé prêt à bondir, fait admirablement monter la perversité de son personnage en la cachant sous son apparence de type “normal”. Cet incroyable jeu de quilles relationnel est implacable dans l’écriture (traduction de Olivier Cadiot) distillant une perversité aussi élégante - et donc violente- que ses protagonistes.

La confiance est impossible ici et Harold Pinter, fin disséqueur des âmes amoureuses, tiraille voire cisaille le spectateur qui s’interroge alors sur le double-masque de cette représentation théâtrale, le texte et le théâtre en lui-même. Une disposition jouissive, passionnante et déroutante qui pose des questions et ne donne aucune réponse. Le miracle du théâtre.

Claire Bonnot


"La Collection" de Harold Pinter mise en scène par Ludovic Lagarde

au Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris

du 7 au 23 mars 2019
Durée : 1h20