"La dernière bande" de Samuel Beckett par Peter Stein : la leçon d'humanité de Jacques Weber

À voir : si vous avez le cœur bien accroché

Jusqu'au 30 juin
au Théâtre de l'Œuvre


"Viens d'écouter ce pauvre petit crétin (...), difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"

La dernière bande, Samuel Beckett


Comme chaque année le jour de son anniversaire, Krapp enregistre ses souvenirs de l'année écoulée. Mais avant cela, il réécoute et commente toujours ses anciennes bandes, témoins de sa jeunesse. Ce soir-là, il prend conscience de son isolement et de ses amours perdues... Jacques Weber, entre tendresse et vigueur, joue ici une formidable partition d'humanité.

Dans la ravissante salle du Théâtre de l'Œuvre, "la dernière bande" est déjà en place et le grand Jacques Weber attend de lancer la bobine des souvenirs de Krapp. Sous un unique puits de lumière blanche, il est avachi, comme endormi, sur un bureau à tiroirs, la tête, aux impressionnants cheveux bouclés, cachée entre ses bras croisés. 

Un personnage déchirant de justesse grâce à la performance du grand Jacques Weber

Quelle belle entrée pour un tel acteur ! En silence - entrecoupé des râlements et soupirs d'un vieux monsieur fatigué - Jacques Weber alias Krapp pose son regard sur la salle - non teinté d'ironie - et impose sans peine son incroyable présence charismatique. Le voilà, dans un ballet beckettien (il suit à la lettre les indications scéniques du dramaturge) arpenter la scène, une banane à la bouche, le dos voûté, les mains en arrière, les pieds immenses - il est chaussé de souliers blancs pointus clownesques - en avant. Glissant chorégraphiquement sur la peau de banane négligemment jetée par terre, le monstre sacré nous décoche un regard pétillant de vieillard retrouvant son âme d'enfant qui ne manque pas de nous toucher en plein cœur. Tout est là, dans ces silences et ces clins d'œil partagés. L'apparence de Krapp, dépenaillée, façon clown - avec un gros nez rouge (de poivrot), des cheveux ébouriffés, un pantalon trop court - nous fait osciller entre le rire (des voisins de fauteuil ce soir-là riaient presque nerveusement et sans discontinuer) et l'extrême tristesse. Et le voici qui parle, en chevrotant voire en éructant (déjà la force côtoie la fragilité). S'installant à son bureau, il cherche une bobine. Et la lance. S'installe alors la voix si reconnaissable de Jacques Weber, claire et chaloupée, annonçant que l'homme avait alors trente-neuf ans. Cette première scène est profondément touchante, confrontant le jeune à l'ancien, le Krapp jeune au Krapp d'aujourd'hui, voyant Jacques Weber soupirer ou lever les yeux au ciel - pour le grand plaisir du public - au fur à mesure que la bande se déroule. Scènes d'anthologie : celles où le vieux Krapp doit aller chercher son dictionnaire - poussiéreux - pour vérifier l'existence de deux mots (« viduité » et « chrysalides ») prononcés dans ses jeunes années. Mais enfin, il s'anime, d'un coup, et saute presque sur sa bande pour la faire reculer, plusieurs fois. Il cherche un passage. C'est comme si le vieillard - qui marche très difficilement et vide des bouteilles très facilement - avait disparu pour laisser place à une vigueur intérieure, celle de l'âme sans doute. On entend : « mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d'un côté à l'autre ». Il n'a d'yeux que pour son enceinte, celle qui lui procure ce doux son tout droit sorti de son magnétophone. Il se décide alors à sortir son micro pour enregistrer sa nouvelle bande. Et on comprend tout : le jeune a tout laissé filer et surtout, l'Amour. La séquence est extrêmement émouvante car elle oscille, encore une fois, entre la force (celle de la vie) et l'abandon : « Les yeux qu'elle avait (...) Tout était là, tout le -(...) Laisser filer ça ! Jésus ! Ç'aurait pu le distraire de ses chères études ! Enfin, peut-être qu'il avait raison. » Mais dans un accès d'émotion et d'urgence, il la déchire et se met à réécouter frénétiquement la bande qui lui parlait d'amour, se rapprochant doucement et comme douloureusement de cette enceinte d'où il boit ses propres paroles. Il caresse la table comme il s'était coulé sur « elle » à l'époque. Il s'allonge de tout son long sur son bureau. « Ici je termine cette bande », continue la bande. Les deux bras de Krapp flottent au-dessus de la table.

Peter Stein signe une mise en scène fidèle et profondément éclairante du texte de Beckett

Peter Stein, grand metteur en scène européen, a découvert sa vocation en remarquant qu'il pouvait lire des textes de théâtre beaucoup plus facilement que ses collègues. Il en avait « l'imagination ». C'est exactement ce que l'on ressent dans sa mise en scène de La dernière bande de Samuel Beckett. Le texte plutôt difficile de Beckett est éclairé d'une très belle humanité chez Peter Stein. Suivant à la lettre les didascalies et les nombreuses respirations du texte, le metteur en scène déploie toute la profondeur de La dernière bande à travers le jeu si juste de Jacques Weber. La désespérance n'est jamais loin des personnages beckettiens mais l'humour et la force vitale non plus. C'est cette incroyable nature humaine qui transparaît dans cette pièce et fait vibrer les cordes intimes de notre corps mortel. Krapp est notre grand-père, cet homme seul au coin de la rue et nous-même. Krapp est immortel.

Claire BONNOT

"La dernière bande" de Samuel Beckett mise en scène par Peter Stein avec Jacques Weber

Jusqu'au 30 juin
au Théâtre de l'Oeuvre
55, rue de Clichy, 75009 Paris

Du mardi au samedi à 21h. Matinées le samedi à 18h. Le dimanche à 15h.