"AMOK" de Stefan Zweig par Caroline Darnay : Voyage au bout de la folie

À voir : si vous avez le cœur tourmenté

Jusqu'au 22 mai
au Théâtre de Poche Montparnasse

et du 7 au 31 juillet à 17h50
au Festival OFF d'Avignon au Théâtre du Roi René

Reprise du 6 septembre au 13 novembre 2016
au Théâtre de Poche Montparnasse


"Chacun contracte sa folie, c'est la nostalgie de l'Europe"

AMOK, Stefan Zweig


Alexis Moncorgé - nommé aux Molières 2016 dans la catégorie de la révélation masculine - adapte, dans un très convaincant seul en scène, "AMOK" une nouvelle de Stefan Zweig, publiée en 1922. Un individu, caché dans l'obscurité sur le pont d'un bateau qui le ramène de Malaisie, va confier au public un trop lourd secret à porter et l'emporter, avec lui, aux confins de la folie.

À la faveur d'une cigarette, un visage se dévoile, en partie. Des lunettes rondes, des boucles brunes, l'œil hagard. La tension est palpable dans la petite salle du Poche-Montparnasse. Le public, tout près - quelques rangées à peine le sépare de la scène - semble boire les paroles de cet illuminé racontant des choses insensées. Le feu prend, instantanément.

Une présence envoûtante qui se démultiplie sans peine

Cette présence, c'est celle d'Alexis Moncorgé, incarnant cet individu fuyant la Malaisie et que l'on ne découvre que partiellement - et lentement - au gré des lumières changeantes et troublantes, qui se tapit dans l'ombre à la moindre angoisse et qui s'adresse à nous avec une désespérance envoûtante. Chapeau ! L'amok fait déjà puissamment effet. On découvrira sa "présence" au milieu de la pièce : historiquement, c'est cette crise meurtrière dont étaient soudainement pris les opiomanes. Chez Zweig, elle est d'un autre ordre mais tout aussi fulgurante.

Ce jeune médecin colonial s'est vu envoyer dans cette contrée tropicale où pendant cinq ans il n'a pas vu une seule "femme blanche" mais seulement les moustiques, et les gens de passage. Le jour où une "blanche" de la ville débarque chez lui pour lui demander de "l'aide", il sent que sa vie va basculer. Pour arriver à ce moment clé, Alexis Moncorgé nous fait passer par beaucoup de dérives, d'interrogations et de questionnements. Il nous tient : entre la précision du texte, les jeux de lumières et sa présence sur scène - tour-à-tour virevoltante, poignante voire effrayante - la fièvre s'empare aisément de nous. Déjà celle de savoir, celle de comprendre. Et le comédien de mimer la femme de la ville. Formidable face-à-face entre les pensées supposées de cette dame qui ne dévoile jamais son visage et celles de ce médecin pris au piège de la morale et de sa conscience. Quand elle fuit - outrée par l'avance que vient de lui faire cet homme -, celui-ci perd la tête et s'entête dans des pensées folles et obsessionnelles. Lui qui veut faire le bien d'autrui ne vient-il pas de détruire une vie en suivant des codes plutôt que son cœur ? C'est alors que le voilà prit d'une folie furieuse et fiévreuse, il la poursuit jusque dans la ville pour l'aider à avorter, puisque tel est le délit. Il l'aime, comme un fou.

C'est là que tout s'enchaîne dans un rythme effréné et un jeu incroyable : on ne peut presque plus suivre - et tant mieux, c'est le thème - Alexis Moncorgé qui parvient à passer de la farce (son mime de la femme), à l'assurance, puis à la profonde inquiétude et à la fureur totale. L'enchaînement de la tragédie qui se joue sous nos yeux atteint une intensité dramatique folle lorsqu'on se rend compte que l'on est revenu au point de départ, sur ce paquebot, quelque part dans le noir. Et qu'on se souvient, avec effroi, de la toute première voix.

Une mise en scène aussi excitante qu'un feuilleton

C'est en se réveillant, à la fin de la pièce, que l'on comprend. Ce voyage au bout de la folie amoureuse et totalement obsessionnelle écrit par Stefan Zweig et superbement interprété et adapté par Alexis Moncorgé doit aussi beaucoup à la mise en scène de Caroline Darnay. Avec pour simple scène, un rideau rouge, trois cageots de bois et une voile de bateau pour linceul, la magie prend. Car elle s'entoure de cette formidable présence de jeu mais aussi de mots - ceux de Zweig - qui imagent aussi bien les silences que les lumières, claires-obscures ou rougeoyantes... Le plongeon dans les eaux sombres de la nature humaine est total et l'impression inoubliable.

Claire BONNOT

"AMOK" de Stefan Zweig mise en scène par Caroline Darnay et adaptée par Alexis Moncorgé

Jusqu'au 22 mai
au Théâtre de Poche-Montparnasse
75, Bd du Montparnasse, 75006 Paris

Du mardi au samedi à 19h. Le dimanche à 17h30.
Durée : 1h15.