Géniteur prolifique d’une mythologie enfantine contemporaine, le dramaturge Fabrice Melquiot vogue aisément en territoires imaginaires, à jamais lestés d’éléments du réel…
Quand Apartés s’est amarré sur les rives du pays de l’imaginaire, il a bien vite croisé cet amoureux des mots qui disent et transcendent la réalité. Directeur du Théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, et auteur de nombreuses pièces “jeune public”, Fabrice Melquiot sait plus que jamais, par le rêve et l’émerveillement enfantins, élargir le réel. Sa prose, mâtinée de références aux mythes et légendes, a le don de révéler l’essentiel avec ce je ne sais quoi de magique que tout adulte ayant été enfant ne peut que retrouver. Un regard sur le monde précieux en ces temps douloureux…
Que signifie le mot « merveilleux » pour vous ?
Dans une époque qui dégaine les superlatifs et où, dans bien des domaines, une subjectivité de surface a enrayé le regard critique, je me méfie de cet adjectif trop polysémique pour être honnête. Mais peut-être dire : les merveilles - la présence des merveilles au cœur du réel – je crois que je préfère. La vie matérielle et les merveilles qui la soulagent ou la dynamitent. Pour moi, le mot irréel (adjectif ou nom) résonne plus fort et plus loin. « Un jour, j’irai vers l’irréel / Tester le matériel », comme dans la chanson de Bashung. Et tracer au cœur du réel, des brèches pour l’invisible. Que dialoguent des mondes qui ajoutent de la complexité à notre vécu.
“Les merveilles - la présence des merveilles au cœur du réel – je crois que je préfère”
Avez-vous un « pays imaginaire » ?
À chaque fois que je débute un texte et que les voix se font enfin entendre, s’ouvre un pays imaginaire. Mais c’est un pays lesté d’éléments du réel. J’ai foi en l’ordinaire, j’admire le banal, le quotidien, qui nous maîtrisent avec tellement de facilité. Quand je dis que je les admire, c’est à peu près comme on admirerait un coucher de soleil sur l’océan. Et puis il y a le pays imaginaire constitué des livres que j’ai lus, des spectacles ou des films que j’ai vus, des chansons que je connais, des fictions qui, s’agrégeant, ont fini par constituer une autre réalité, mais une réalité en soi.
« Alice traverse le miroir » (2019), texte de Fabrice Melquiot d’après le conte de Lewis Caroll et mise en scène de Emmanuel Demarcy-Mota © Jean-Louis Fernandez
“À chaque fois que je débute un texte et que les voix se font enfin entendre, s’ouvre un pays imaginaire. Mais c’est un pays lesté d’éléments du réel”
Quel est votre rapport à la réalité et comment vous vous en échappez ?
Je ne cherche pas à échapper à la réalité, au contraire. C’est elle qui m’échappe ; c’est Mystic dans X-men. Une métamorphe. Il faut faire le tri dans les montagnes de storytelling. Espérer comme un enfant l’état brut des choses. Du réel non raffiné. Qui est devenu si rare qu’il est presque une merveille.
Quels contes vous ont façonné petit, effrayé ou charmé … et vous façonnent encore… ?
Petit, je ne lisais pas. On ne me faisait pas non plus la lecture. Aucun conte ne m’a façonné. Mais on m’a beaucoup aimé. Et quand on est aimé, on a de l’élan pour tout. L’amour agit comme un exfoliant, il débarrasse des peaux mortes, il aère l’épiderme, alors les histoires passent par-là, portées par autre chose que les livres : les gens, la course à pied, le rêve, la rêverie. Je crois dans le vent de la narration. C’est un vent qui souffle depuis la nuit des temps. Si on n’est pas replié sur soi, si on lui ouvre bien sa poitrine, on entend des choses et ces choses nous transforment.
“Petit, je ne lisais pas. On ne me faisait pas non plus la lecture. Aucun conte ne m’a façonné. Mais on m’a beaucoup aimé. Et quand on est aimé, on a de l’élan pour tout. L’amour agit comme un exfoliant, il débarrasse des peaux mortes, il aère l’épiderme, alors les histoires passent par-là.”
La pièce “Hercule à la plage” (2019) de Fabrique Melquiot dans une mise en scène de Mariama Sylla © Ariane Catton Balabeau
Une jeune fille revisite ses souvenirs d’enfance et sa supposée gloire passée auprès de trois de ses amis garçons, qu’elle embarque illico dans “douze travaux d’Hercule”, épreuves mythiques qu’elle réinvente pour les départager. Était-ce vraiment l’enfance rêvée ? Cette pièce est un petit bijou de finesse sur l’amitié, la solitude et l’évasion que procure l’imaginaire dans un réalité parfois trop dur à accepter.
Quels conte, légende ou pièce vous viennent à l’esprit en cette période de temps suspendu ?
Je relis à voix haute La Métamorphose*, ma fille à mes côtés. Et toujours en sa compagnie et à voix haute, Pedro Páramo**. Elle n’a pas l’âge d’entendre ces histoires ; c’est pourquoi il faut les lui raconter. Entre le fantastique kafkaïen et la porosité des mondes visibles et invisibles de Rulfo, on creuse le sillon des légendes, dans des styles qui stimulent au plus haut degré le rituel d’images. Et puis, nous lisons et écrivons des poèmes, des chansons, des formes brèves, parce que la poésie ajoutera toujours de la réalité à la réalité. Et ce dont nous devons nourrir les enfants, c’est d’un désir fou de complexité.
* Nouvelle écrite en 1912 par Franz Kafka dans laquelle un jeune représentant de commerce se réveille, un matin, métamorphosé en un “monstrueux insecte” et qui se verra rejeté par sa famille, réel monstre de cette bien triste histoire…
“Ce dont nous devons nourrir les enfants, c’est d’un désir fou de complexité.”
Comment convoquer le merveilleux aujourd’hui en pleine (et rude) réalité ?
Tout ce qui fissure la réalité quotidienne de cette hibernation printanière forcée est bon à prendre. Manquent des visages aimés. Manque la variété des paysages. La mémoire a ses merveilles, on y puise. Des souvenirs revivent, on s’y vautre. Dans la nature aussi, quand on a au moins une fenêtre. Regardée avec amour, la nature est la merveille au-dessus des merveilles. Elle contient le passé, le présent, l’avenir. Tous les temps y sont lisibles.
Comment convoquez-vous le merveilleux quand vous écrivez ?
Si Pedro Páramo me bouleverse tant, c’est parce que c’est un roman de lisières, de seuils. Il n’y a pas de séparation entre les espaces dévolus aux vivants et les espaces habités par les morts. Tout est à vue autant que caché. Il m’évoque ma grand-mère calabraise qui nous soignaient, ma sœur et moi, avec des formules magiques et ses seules mains. Elle sentait des choses, visibles et invisibles, avec lesquelles elle semblait dialoguer. Tout le vécu est fait de ça : il y a ce que nous voyons, il y a ce qui nous pèse, ce qui nous entrave, ce qui nous alourdit, mais il y a aussi des matériaux sans poids, des cloisons transparentes, un parfum d’étrangeté qui enveloppe les choses et les êtres. L’écriture nécessite d’être poreux à tout. Ouvert. Accueillant. Sans préjugés, ni certitudes. Comme un enfant entre dans une forêt pour parler à sa peur et en faire une amie.
** Roman mexicain paru en 1955, chef-d’œuvre du courant du “réalisme magique”, qui narre l’arrivée d’un jeune homme recherchant son père, un certain Pedro Paramo, à Comala, un village d’outre-tombe où le monde des morts se mêle à celui des vivants. “Ce roman est et sera toujours contemporain parce qu’il parle de ce qui est évident, de ce qui est commun et de ce qu’il y a de plus quotidien dans nos peurs; oui, cette peur de la mort qui, en se transformant en fiction, se transpose également en œuvre d’art dont la beauté et l’intensité nous font oublier qu’il s’agit de la mort.” par Javier Vargas de Luna dans Nuit blanche, magazine littéraire, en 2007
“L’écriture nécessite d’être poreux à tout. (…) Comme un enfant entre dans une forêt pour parler à sa peur et en faire une amie.”
“Les Séparables”, de Fabrice Melquiot, L’Arche Éditeur, 2017. Entre conte initiatique, fable sociale sur notre époque contemporaine et porte vers l’imaginaire, “Les Séparables” raconte un amour contrarié à la Roméo et Juliette entre deux enfants qui vivent dans le même lotissement mais seront séparés par leurs parents incapables d’accepter l’autre et ses différences,
Ce récit a été lauréat du Grand Prix de Littérature Dramatique Jeunesse 2018 délivré par ARTCENA.
BIO EXPRESS
Né en 1972 à Modane en Savoie, Fabrice Melquiot a été comédien avant de devenir auteur de théâtre. Il est aussi metteur en scène. Depuis 2012, il est à la tête du théâtre Am Stram Gram de Genève,
Depuis 2001, il a publié près de cinquante pièces chez l’Arche Éditeur – pour enfants comme pour adultes.
Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués au théâtre et a d’ailleurs été nommé aux Molière 2019 dans la catégorie “Auteur francophone vivant” pour la pièce J’ai pris mon père sur mes épaules avec Philippe Torreton.
Il est le lauréat d’un grand nombre de prix, notamment en 2008 du prix Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre dramatique.
Pour continuer le voyage en terres transcendantales, consultez toute son actualité ici : www.fabricemelquiot.fr
Mise en scène de “Les Séparables” au Théâtre Am Stram Gram © Ariane Catton Balabeau