"J'ai pris mon père sur mes épaules" de Fabrice Melquiot : un chemin pavé d’embûches

À voir si : vous avez le cœur bien accroché

Au Théâtre du Rond-Point
du 13 février au 9 mars 2019

© Sonia Barcet

© Sonia Barcet


“T’es fils, eh ben c’est dans l’ordre des choses. Tu dois voir crever ton vieux, c’est comme ça”

J’ai pris mon père sur mes épaules, Fabrice Melquiot


Véritable odyssée moderne inspirée de L’Énéide, « J’ai pris mon père sur mes épaules » de Fabrice Melquiot, mis en scène par Arnaud Meunier, est un spectacle intéressant et émouvant mais qui perd le spectateur en s’engageant sur trop de thèmes. Il aurait gagné en intensité en s’allégeant de quelques scènes.

Alors qu’un gros bloc de béton nous fait face, Rachida Brakni, habitée et pénétrante, annonce, à la manière d’un chœur grec, le drame qui va se jouer ce soir… « La scène représente mon cœur Et les processus sombres Et les processus magnifiques Qui le font battre (…) Je m’appelle Anissa J’aime deux hommes J’en aime deux Personne ne le sait ».

La langue de Melquiot relie avec talent contemporanéité et antiquité, à savoir le mythe fondateur de l’Énéide de Virgile transposé dans les temps modernes au cœur d’une cité HLM puis aux frontières d’une Europe à feu et à sang en proie aux attentats islamistes, la nuit du Bataclan. Malgré cela, la pièce se fait trop longue et la belle fulgurance de la langue de Melquiot, entre poésie et phrasé choc, perd de son intensité et penche dans la grandiloquence…
— Apartés

Une odyssée contemporaine entre lyrisme et réalisme qui penche un peu trop dans la grandiloquence



Un fils et un père vivent dans une cité HLM. Le jeune homme s’appelle Énée, le père Roch et il va mourir. Ils aiment tous les deux la même femme sans le savoir, Anissa, voisine du dessus. Dans ce bloc en béton gris, il y a toute une petite vie : Céleste, meilleure amie et ex-petite copine d’Énée veut partir d’ici, Anissa est enceinte mais duquel ?, Grinch, vieux pote de Roch, cherche à se caser, Bakou débute sa carrière d’acteur pour une pub Lustucru et Mourad a abandonné toute religion. Chacun tente de se construire, à sa façon, au moment où leur lieu de vie se fissure de part et d’autre suite à un tremblement de terre - et il ne sera pas le seul élément de chaos car viendront s’y ajouter les attentats du Bataclan que Fabrice Melquiot fait advenir la même nuit que la mort du père. Dans ce symbolique état de déséquilibre et d’appel au changement, Énée, l’enfant adulescent, va prendre la décision d’emmener son père, l’adulte, pour un dernier voyage vers un pays rêvé, le Far West le plus proche qu’il ait trouvé (pour son père féru de westerns)… le Portugal.
La plus grande partie du spectacle se concentre pourtant sur l’avant-voyage, tissant les liens entre chaque personnage, liens qui sont faits de grande bienveillance même s’il y a toujours un envers du décor plus rude, plus abrupt : le viol, la trahison amicale et la faiblesse humaine y sont illustrés. La langue de Melquiot relie avec talent contemporanéité et antiquité, à savoir le mythe fondateur de l’Énéide de Virgile transposé dans les temps modernes au cœur d’une cité HLM puis aux frontières d’une Europe à feu et à sang en proie aux attentats islamistes, la nuit du Bataclan. Malgré cela, la pièce se fait trop longue et la belle fulgurance de la langue de Melquiot, entre poésie et phrasé choc, perd de son intensité et penche dans la grandiloquence… Il aurait été beau de finir sur le père et le fils, sans le sou - car volés par leur ami proche - partant à pied, l’un soutenant, l’autre claudiquant, tel Énée et Anchise fuyant la ville de Troie. Ici, l’ajout des attentats du Bataclan et la scène de la descente aux Enfers - trop symboliques - alourdissent une pièce qui dit déjà beaucoup, perdant le spectateur qui ne sait plus à quelle émotion se vouer.

interprétée cependant par une troupe merveilleuse

Une très belle humanité se dégage de tous ces personnages, faibles et forts à la fois, qui s’entraident malgré la précarité matérielle et pour écarter la solitude que l’on sent terrée partout - tout comme la mort, personnifiée sur le plateau. En cela, la fête de départ dans cette petite pièce du bloc de béton figurant la cité est la scène climax, où vie et mort, bonheur et horreur sont liés, pour le meilleur et pour le pire.
« La vie m’a peu donné. Je perds pas grand-chose » dira Roch, toujours bouleversant Philippe Torreton. Si la lumière est très bien faite sur ces « oubliés » de la société, on se demande, à la fin de la pièce, s’ils ont droit à une rédemption. On ne sait, on ne comprend pas réellement à vrai dire si le fils, par exemple, s’en sortira. Un autre a mis fin à ses jours. Le père est mort avant d’avoir atteint la terre promise, seul, dans une voiture abandonnée. Nous n’imaginions pas, bien sûr, un happy ending mais l’art ne doit-il pas puiser dans la réalité pour aider, faire espére, transcender ? Si ce n’est cette confusion sur le message, la mise en scène est sobre et sensible malgré des longueurs sur la fin, le décor très beau - oscillant entre la dureté de ce bloc de béton et le tourbillon d’une vie comme une autre, figurée par cet objet tournant au gré des scènes qui s’enchaînent, et les acteurs excellents. Le duo père-fils est superbe, Torreton impressionnant, se transfigurant totalement dans la maladie et Maurin Ollès, parfait, allure aussi élégante que nerveuse et sautillante, voix prête à casser et présence frémissante. Interprété avec fièvre par Vincent Garanger, le personnage de Grinch est réellement bouleversant et impactant sur la réflexion autour de la faiblesse humaine. Un spectacle ambitieux et rempli de belles intentions mais qui regarde trop du côté de l’épopée délaissant la sensibilité, pourtant au cœur de son projet.

Claire Bonnot

“J’ai pris mon père sur mes épaules” de Fabrice Melquiot par Arnaud Meunier

au Théâtre du Rond-Point
2 bis, Avenue Franklin Roosevelt, 75008 Paris

Durée : 2h45