"K-Mille" de Jean Husson par Anaëlle Queuille : l'Art à la folie

À voir si : vous avez le cœur passionné

Du 29 août au 1er septembre 2019
aux Estivales d’Art & Cendres à Vendegies-sur-Écaillon

© Olivia Baumlé

© Olivia Baumlé


“Une maison d’aliénés ! Pas même le droit d’avoir un chez moi !… Parce qu’il faut que je reste à leur discrétion ! C’est l’exploitation de la femme, l’écrasement de l’artiste à qui l’on veut faire suer jusqu’au sang.”

K-Mille, d’après Camille Claudel par Jean Husson


Dans une pièce chorégraphiée glorifiant la force vive et indépendante des créations de Camille Claudel, la jeune metteure en scène Anaëlle Queuille rappelle la nécessité de la liberté absolue dans l’art.

Sur une scène jonchée de plâtre et de poussière de craie, deux femmes en blouse façonnent des corps avec passion. La matière à sculpter est ici formellement vivante en la personne de deux acteurs ondoyant au gré des mains d’artistes de “K-Mille”. Elle, c’est Camille Claudel (jouée par Kate Perrault), la sculptrice magnifique, la Rodin féminine, la femme artiste meurtrie et mise à l’écart de sa destinée.

Cette pièce-ballet rend un vibrant hommage aux femmes et à ce goût d’absolu si merveilleux et si difficile que portent en eux les artistes.
— Apartés

Quand l’art s’empare de son artiste : une mise en scène pétrie de sensations



Dans cet atelier besogneux - seule une grande bâche habille le plateau où Camille affiche ses croquis de nus -, la recherche est reine. Camille Claudel a beau être accompagnée et veillée par une amie chère (Jessie Lipscomb jouée par Anaëlle Queuille), encouragée par une mécène richissime (la Comtesse de Maigret incarnée par Caroline Jacquemond) et désirée par un Rodin admiratif (Pierre Boulben), rien ne remplace son face à face avec ses créations, prenant vie sous ses mains fiévreuses, aimantes et surdouées. Figurées par des comédiens-danseurs vêtus de sous-vêtements couleur chair, les œuvres se courbent alors sous l’effet du tracé de la jeune artiste exprimant toute la force vive de son art. Camille ne fait plus qu’un avec lui ou ne serait-ce pas plutôt son art qui l’emporte dans un tourbillon de sensations ? Voilà que ses Causeuses, trois femmes chuchotant vers une quatrième, émettent bien distinctement leurs sons pourtant imaginaires ou voici que la jeune artiste se lance dans une danse tumultueuse entourée de ses géants de plâtre… L’inspiration la porte, les commandes affluent, la renommée se fait, l’indépendance se crée mais l’ombre écrasante de son ancien maître, Auguste Rodin, rôde : d’une sorte de père spirituel, il se change en amant insistant malgré son absence d’engagement, avant de devenir, semble-t-il pour Camille, un voleur de sève artistique, un kidnappeur d’innocence. Or quand le doute de l’Artiste s’installe, l’Art fait mal. Le désordre se crée dans l’atelier d’une Camille de plus en plus délaissée - même son frère Paul Claudel (Antoine Leveau) ne la comprend plus -, les sculptures vivantes s’ébrouent alors dans des danses effrayantes, désordonnant toute l’harmonie de ce long sacerdoce artistique. Et la folie s’installe petit à petit. Mais est-ce de la folie ? N’est-ce pas une perte d’équilibre causée par les trop nombreux obstacles qui stoppent cette artiste à la sensibilité exceptionnelle et cette femme au caractère jugé trop volontaire pour son sexe ? Car même dans son dénuement social et affectif le plus total, Camille crée sans relâche et produit des merveilles. Mais la folie de la société des hommes l’extirpera de son seul refuge. Son frère, Paul Claudel, signera pour son internement et, pendant trente ans, Camille Claudel restera emmurée vivante, privée de sa vitalité et de son souffle créatifs. En conjuguant le timbre des voix (des comédiens et de la chanteuse), l’effleurement des cordes (les vibrations du violoncelle et du violon), la danse entremêlée des corps et le pétrissage de la matière, cette pièce-ballet signée Anaëlle Queuille de La Compagnie Les Évadés transmet toute la passion d’une vocation artistique. Le texte, à la fois moderne (signé Jean Husson) et s’appuyant sur des écrits réels de Camille Claudel, rend un vibrant hommage aux femmes et à ce goût d’absolu si merveilleux et si difficile que portent en eux les artistes.

Un jeu corporellement habité pour aller au plus près de cette artiste emmurée

Une vraie ferveur habite ce plateau à l’esthétique remplie de délicatesse. La place est faite à la recherche des formes, à l’inspiration besogneuse, à la matière pétrissable, à l’expression attentive des émotions. La folie ne s’installe pas ici dans un déchaînement de passions, dans une violence terrible et dévastatrice, cliché s’il en est de l’âme romantique et déséquilibrée de l’artiste. Elle est plutôt imagée en épisodes tourmentés - les sculptures s’écartent de leur socle pour effectuer des mouvements incontrôlés (chorégraphies et interprétations puissantes de Anaëlle Queuille, Antoine Leveau, Pierre Boulben, Caroline Jacquemond et Alexandre Mary) - comme la cause d’espoirs brisés, d’incompréhensions multipliées et de fêlures intimes radicales. La complexité autour de la question de “la folie” est, par là, très bien amenée et le spectateur d’admirer ce dévouement - quasi incontrôlable - “à la vie à la mort” d’une femme pour son art.

Claire Bonnot

"K-Mille" de Jean Husson par Anaëlle Queuille de La Compagnie Les Évadés,

Durée : 1h20