"La Mouette" d'Anton Tchekhov par Thomas Ostermeier : entre deux eaux

À voir : si vous avez le cœur bien accroché

au Théâtre de l'Odéon
jusqu'au 25 juin 2016


"Il faut représenter la vie non pas telle qu'elle est, mais telle qu'on la voit en rêve"

La Mouette, Anton Tchekhov


Le très engagé co-directeur du de la Schaubühne de Berlin, Thomas Ostermeier, adepte du théâtre contemporain et de la reconstruction des textes classiques, fait voler sur l'Odéon une "Mouette" entre deux eaux, celles de la trivialité de nos existences et des beautés de l'espérance, sans parvenir à convoquer le rêve - même impossible - que l'on attendait d'un Tchekhov.

En s'installant dans les superbes fauteuils rouges du Théâtre de l'Odéon, on croise les regards des comédiens déjà installés sur scène, figés dans une posture d'attente. Les prémices, déjà, d'une ambiance à la Tchekhov et d'une expérience de théâtre quasi-immersive proposée par Thomas Ostermeier... 

Une interrogation ironique sur les nouvelles voies possibles du théâtre ou le théâtre dans le théâtre

Que penser de l'entrée en matière goguenarde et intrigante que fait jouer le metteur en scène aux deux premiers personnages de Tchekhov ? L'un bêta étrange - Medvedenko l'instituteur (le génial Cédric Eeckhout) épris de l'autre, sanglotante dépressive, Macha (l'excellente Bénédicte Cerutti), improvise un discours sur la Syrie et les réfugiés faisant crier une partie de la salle qui demande « le spectacle ». On comprend l'allusion mais pas bien la raison de tout ça. Surtout que la suite du spectacle n'en dira plus un mot. Après ce long prologue quelque peu éprouvant, toutefois amusant, Konstantin entre en scène sous les traits juvéniles du beau Matthieu Sampar en jogging.

L'histoire ?  Défiant toutes les lois de la dramaturgie de l'époque, le grand dramaturge russe Anton Tcheckhov écrit cette pièce en 1896 qui s'interroge sur l'art et l'amour au travers des destins croisés de neuf personnages se côtoyant au bord d'un lac à la campagne. Konstantin est le fils d'une grande actrice de théâtre, Arkadina, qui vit avec un écrivain adulé, Trigorine. Souhaitant éblouir sa mère et cherchant sa vocation, Konstantin écrit une pièce d'un genre nouveau pour celle qu'il aime, Nina. Celle-ci rêve de devenir actrice et s'éprend de Trigorine tandis que Arkadina, la mère de Konstantin, détruit son rêve de reconnaissance en interrompant la représentation. Deux ans plus tard, Nina a perdu ses illusions et un enfant (avec Trigorine qui l'a abandonné pour revenir vers l'actrice Arkadine). Et Konstantin, devenu un écrivain reconnu, l'aime toujours... En toile de fond, les autres personnages aiment mal, eux aussi, et symbolisent des choix de vie et la frontière entre l'art académique et avant-gardiste.

Face au public, et au micro, Matthieu Sampar alias Konstantin, amplifie le texte tchekhovien de considérations hilarantes sur le théâtre contemporain qui se joue sous nos yeux : « les acteurs à poils », « La mode est à l'acteur en slip », « Les monologues que l'auteur n'a jamais écrit », « les projections »... Et le très pince-sans-rire médecin Dorn (Très bon et nonchalant Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française) d'ajouter : « Et les fois où le texte est nul mais l'acteur prend une voix bizarre et ça passe bien ». Pauvre Konstantin : sa pièce n'est que l'accumulation de ces codes prétentieux. Ostermeier va même jusqu'à lui faire immoler une bête, son poitrail nu recevant des giclées de sang sur fond de voix d'outre-tombe. Sa mère Arkadine, s'exclame (moment magique) : « on aurait dit la voix de Jeanne Moreau, c'était bien ça ! » On sent que Thomas Ostermeier s'amuse de cette situation de théâtre dans le théâtre qu'a voulu Tchekhov et qu'il sert ainsi son discours de metteur en scène moderne fatigué de ces artifices clichés, lui qui prône un théâtre du « comportement humain ».

Mais la suite de la pièce se déroule sans autre réelle prise de position sur l'avenir des formes théâtrales. Le texte sublime de Tchekhov semble reprendre ses droits car il traverse les âges et se fait le chantre de toutes les adaptations. On a plaisir à (ré)entendre les angoisses de l'écrivain Trigorine (joué par l'excellent François Loriquet dans une composition entre lâcheté et laisser-aller suprême) et on s'amuse terriblement, avec la superbe actrice Valérie Dréville (impériale en maillot vert échancré et lunettes fumées), des exubérances de diva de la mère de Kostia, Arkadina. Florilège : « La campagne a cette tristesse charmante mais on s'ennuie à mourir » ; « Après mon départ, on ne refait pas boom-boom hein » ; « Arrête avec ton théâtre post-dramatique de merde ».

Grinçante et tendre à la fois, la mise en scène témoigne de la difficulté à trouver de nouvelles formes théâtrales aujourd'hui. Mais la prise de risque est intéressante et même si le spectacle est exigeant (2h30), il témoigne d'une nécessaire ouverture d'esprit à avoir pour piocher ça et là des fulgurances de théâtre et de vie.

Une modernité pesante qui empêche « La Mouette » de s'envoler vers de nouveaux cieux

Anton Tchekhov est le maître pour convoquer dans les instants les plus simples et la vie quotidienne la plus triviale les petits moments d'éternité. Ce souffle-là est difficilement perceptible dans cette mise en scène qui s'attache au fond sonore (les interludes musicaux pop à la guitare électrique), au symbolique de cette peinture dégoulinante en fond de scène et aux coups d'éclats des personnages (Les hystéries d'Arkadina deviennent quelques peu fatiguantes et l'écorché vif Kostia ne convainc pas de son malheur) bien plus qu'à leurs tourments intérieurs et intimes, si puissants dans l'œuvre tchekhovienne. Les « seconds-rôles », au contraire, conservent toute la fougue des sages ou de ceux qui se savent condamnés, entre un Sorine-Jean-Pierre Gos plein de pudeur et de sensibilité et une Macha-Bénédicte Cerutti profondément tragique et habitée. Le théâtre du temps et non pas de l'action qu'est celui de Tchekhov est ici littéralement déroulé en des scènes lancinantes où l'on ne fait qu'attendre la prochaine réplique. La scène de Nina découvrant qu'elle est cette « Mouette », phase clef de l'œuvre, est lente, malgré le talent et l'aura de la jeune comédienne Mélodie Richard, blanche colombe aux ailes abimées. Et pourtant, la dernière scène voyant la joyeuse compagnie s'affronter autour d'un jeu de Loto à la lumière d'une bougie et sous l'ombre démesurée de la Mouette empaillée, conversant de tout et de rien, étrangère au drame qui se joue à l'arrière, nous emporte enfin dans ce mystère tchekhovien de la vie et du temps qui passe et qui, parfois, nous rend, en un instant, éternels.

La transcendance par l'art et l'amour (image de la mouette) que Tcheckhov appelait de ses voeux (tout en montrant sa difficile accessibilité) n'a pas vraiment trouvé ici son nid douillet mais volette sur nos âmes et s'apprête sans aucun doute à trouver son parcours à l'ère contemporaine, avec l'appui de cette mise en scène.

Claire BONNOT

"La Mouette" de Anton Tcheckhov mise en scène par Thomas Ostermeier

Jusqu'au 25 juin
au Théâtre de l'Odéon

Du mardi au samedi, à
Durée :