"La Fuite !" de Mikhaïl Boulgakov par Macha Makeïeff : une traversée enivrante de l’humanité

À voir si : vous avez le cœur passionné

En ligne sur CultureBox à partir du 26 décembre 2018

Du 29 novembre au 13 décembre 2018
à La Criée

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“Que s’est-il passé pendant ces vingt-huit mois ? Nous avons fui. Ce n’est qu’un mauvais rêve. Une illusion.”

La Fuite !, Mikhaïl Boulgakov


Dans une bouleversante et très poétique fresque théâtrale, Macha Makeïeff ressuscite une pièce (de 1928) jamais jouée du vivant de son auteur, pour cause de censure stalinienne. Par le loufoque et l’absurde, l’excentricité comique et l’étrangeté onirique, la directrice du Théâtre de la Criée révèle toute la détresse de l’exil et du déracinement contenue dans La Fuite !, ici, celle des existences fuyant la folie de la révolution russe, entre 1920 et 1921.

Dans la grand-salle du Théâtre de la Criée, nous voilà propulsés dans les rêveries d’une petite fille. Elle nous dit vivre à Lyon, avec ses grands-parents, dans les années 1960. Ils ont vécu l’exil russe en 1920. Soudain, la scène se transforme sous nos yeux émerveillés et le premier songe est annoncé : ce sera celui d’un monastère perdu quelque part en Tauride. Un ballet de moines envahit alors les planches, dans une urgence chorégraphiée (par Angelin Preljocaj) qu’on dirait grotesque si elle n’était pas effrayante en cette période où la terreur gronde…

Cette traversée géographique et existentielle se vit intensément, portée par une mise en scène déployant tous les tressaillements possibles de l’âme humaine : du rire aux larmes, toute l’humanité est là. Elle est celle de tout exilé, de tout déraciné, fuyant - encore aujourd’hui - les guerres et l’oppression.
— Apartés

Une mise en scène d’une sublime esthétique pareille à des tableaux se mouvant avec grâce entre douce hallucination et cauchemar éveillé



C’est après sa création à Marseille en octobre 2017 - soit cent ans après la révolution d’octobre - que La Fuite ! revient à La Criée, en cet automne 2018. Macha Makeïeff est cette petite fille en rose, actionnant la machine des souvenirs, ceux de ses aïeuls, russes blancs ayant fui la révolution russe. En huit songes étranges et enivrants, le récit de Boulgakov nous embarque dans l’épopée chaotique de ces êtres aux abois s’éloignant toujours plus, et à regret, de leur terre natale, de la Crimée à Paris en passant par Constantinople. Les tableaux se succèdent, du songe 1 au songe 8, en trois heures de spectacle merveilleux, imprévisible et quasi-surréaliste. Tel un grenier dans lequel on dénicherait des malles remplies de souvenirs et de secrets, la scène de La Criée grouille de personnages foutraques courant après leur destin, se retrouvant ou se séparant dans des lieux dont le hasard a décidé pour eux qu’ils seraient une étape décisive de leur histoire. La traversée débute avec une jeune femme de la bonne société pétersbourgeoise, Sérafima. Elle recherche son mari, Korzoukhine, ex-ministre du commerce. Elle est escortée par un homme dont elle a fait la rencontre dans un train, Goloubkov, fils d’un professeur idéaliste. Alors qu’ils cherchent refuge dans une chapelle, ils y rencontrent un général de l’armée blanche, Tcharnota, caché sous une couverture - et, première folie !, sous une fausse identité de femme enceinte. Ils fuiront ensemble l’arrivée des Rouges qui terrorisent les moines lâchement abandonnés par leur évêque… Le songe 2 figure un hall de gare fantomatique où un général des armées blanches, Khloudov, intransigeant et inquiétant, liquide ou dénonce à tour de bras tous les potentiels sympathisants bolchéviques qui croisent son passage. Sérafima en fera étrangement les frais, abandonnée par son mari qui détale comme un lapin lorsqu’il la voit - à tort ! - soupçonnée. D’errements en renoncements, les personnages oublieront leur identité pour pouvoir (sur)vivre, comme l’épouse du général Tcharnota qui, détruite, se prostituera alors que son propre mari et protecteur perdra leur argent au jeu. Et pourtant, l’autre versant de cette fuite en avant n’est-elle pas aussi l’entraide, désespérée au départ, puis remplie d’espoir et d’humanité ? Comme cette alliance inattendue entre deux êtres brisés et deux ennemis, Goloubkov et Khloudov. L’un veillant sur l’autre, devenu fou car hanté par ses crimes, puis l’autre aidant l’un à retrouver sa bien-aimée et sa raison de vivre, Sérafima.
Cette traversée géographique et existentielle se vit intensément, portée par les décors, les costumes (de Macha Makeïeff) et les lumières (de Jean Bellorini) d’une grande beauté et une mise en scène déployant tous les tressaillements possibles de l’âme humaine : du rire aux larmes, toute l’humanité est là. Elle est celle de tout exilé, de tout déraciné, fuyant - encore aujourd’hui - les guerres et l’oppression.

Un éventail d’interprétations toutes plus bouleversantes et jubilatoires les unes que les autres offrant une histoire plus vibrante que jamais

Si la situation est bien celle d’un terrible chaos, l’effondrement d’un monde que ces exilés connaissaient et chérissaient, Boulgakov en extrait aussi bien le malheur que le comique, le solennel que le grotesque, le cauchemar que le rêve. Le message n’en est que plus porteur, plus poignant, plus intime. Macha Makeïeff déploie ainsi sur scène dans des ballets frénétiques et des scènes comiques, hantées ou mélancoliques les plus de trente personnages, tous plus fous les uns que les autres. Ils sont bigarrés, burlesques, héroïques et lâches, tout à la fois. Khloudov, en général cruel puis tourmenté, a tout du personnage romantique suicidaire à la Tchekhov, formidablement interprété par Geoffroy Rondeau. Il promène dans chaque scène sa figure inquiétante et pénétrante, se faisant ombre parmi les ombres de ces existences crucifiées. Karyll Elgrichi en Liouska, épouse du général Tcharnota, est bouleversante car elle est toute cette humanité bafouée, miséreuse et rejetée, alors qu’elle vend sa vertu pour pouvoir manger. Alain Fromager en Korzoukhine est irrésistible de lâcheté, aussi grotesque qu’il est traître. Tous sont superbes dans ces glissements de scène fantomatiques et poétiques - mention spéciale à Pierre Hancisse pour son saltimbanque Arthur Arthurovich, roi des cafards, et ange gardien ? - jouant là un concert déchirant munis d’accordéons, finissant là par une danse arrêt sur image comme apaisée après cette course folle et terrible vers un avenir incertain. Toujours ivres de vie. À la russe !

Claire Bonnot

“La Fuite !” de de Mikhaïl Boulgakov, mise en scène par Macha Makeïeff

Au Théâtre de La Criée
30, quai Rive Neuve
13007 Marseille

Jusqu’au 13 décembre 2018
Durée : 3h