Roman/Feuilleton - Les Souffleurs - *6

par Claire Bonnot

Lili et Daphné, qui se sont enfin rencontrés, assistent désormais chaque jour aux répétitions de Peter Pan ou le garçon qui ne voulait pas grandir sous la protection de Monsieur James Matthew Barrie, le dramaturge en personne. Ils vont très vite explorer ce qui se cache sous la scène et au-dessus de la scène, sur les toits du théâtre. Pourquoi ? Suivent-ils quelqu’un ? Que vont-ils découvrir ?

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“Lili sut ce qu’il dirait à sa valise ce soir-là : les souffleurs appartenaient à sa famille. Qu’elle soit ou non celle du sang importait peu. La famille de Lili était celle du souffle.”


C’était le troisième jour. Daphné avait beau emmagasiner dans son cœur toutes les aventures qu’elle vivait, elle avait grand peur de ne pas s’en souvenir. Il lui fallait les écrire. Elle entendait aussi beaucoup de mots nouveaux de la part de Lili, à la fois en anglais et en français.
 Un peu comme elle, il parlait les deux langues. Avec sa maman française, elle apprenait à parler et à écrire en français et, le reste du temps, en classe et à la ville, elle vivait en anglais.
 Lili, pressé par les questions de la petite Daphné, avait accepté de lui raconter comment il se débrouillait si bien dans sa langue paternelle.

- Oui, Miss Daphné, je parle bizarrement anglais comme vous dites, parce que je ne suis pas de votre île. Moi, je viens de France, du sud de la France. Là où il fait très chaud ou très venté et où les cigales chantent en se dorant au soleil.

Le petit garçon continua :

- Un jour, j’ai pris mon baluchon et j’ai traversé la mer comme un vagabond. J’ai atterri à Londres où j’ai retrouvé des enfants perdus. C’est avec eux que j’ai appris vos mots anglais.

- Vous avez vécu avec des enfants perdus ? Mais alors, vous êtes vraiment Peter Pan ? Oh, racontez-moi, s’il vous plaît monsieur Lili.

Il lui fit un sourire que Daphné trouva un peu triste et lui répondit qu’il lui raconterait un jour lorsque la Lune brillerait. Alors elle attendait depuis, chaque soir, que celle-ci apparaisse et éclaire sa chambre de scintillements nouveaux.

***

À la nuit, il avait escaladé les hauts murs de l’orphelinat. Il lui fallait à tout prix récupérer sa valise. Il ne l’avait pas laissée dans sa chambre. Les vols étaient courants et son bien, plus que précieux. Dès son arrivée ici en tant que saltimbanque, il avait pris en amitié le seul arbre qui poussait au milieu de cet édifice aux solides briques rouges. Cet arbre abritait un banc en pierre autour duquel poussaient tant de mauvaises herbes que peu d’enfants aimaient à s’y aventurer. Il en résultait que Lili y avait droit pour lui tout seul. Il s’y rejouait, pensant à Firmin, la scène finale de Cyrano, déclamant à la Lune : « Ci-gît Hercule-Savinien, De Cyrano de Bergerac, Qui fut tout, et qui ne fut rien. »
 Ce soir, il n’avait pas le temps de rêver ou de pleurer, il lui fallait creuser. Tout était gelé, il faisait extrêmement froid et Lili n’avait pas de gants. Alors, pour se réchauffer, il pensa au souffle qui l’avait à nouveau envahi au théâtre. Ses mains creusèrent la terre et il déterra sa valise. Précautionneux – c’était son plus grand trésor – il l’avait entourée d’un tissu épais. Il enfouit celui-ci dans la valise et grimpa sur le mur. Il eut l’impression de s’envoler. Il se sentait libre. Il allait réintégrer sa vraie demeure et il emportait enfin toute sa vie avec lui. En rasant les murs de la grande ville, Lili serrait très fort la poignée de sa valise.

***

- Insolente et orgueilleuse jeunesse, apprête-toi à affronter ton destin.
Lili sursauta. Il avait dû s’assoupir. Il ne se sentait pas très bien. M. du Maurier, l’interprète de Crochet, se battait à l’instant avec Mademoiselle Boucicault sur le pont du bateau. Son sourire carnassier et son étrange nez écrasé faisaient froid dans le dos. On eut dit que le rôle de Crochet avait été écrit pour lui, pensa Lili.

- Lili, ce sera bientôt à nous, lança Daphné avec un air de conspiratrice. Lili, c’est Daphné, vous m’entendez ? Le théâtre va redevenir notre territoire, ajouta-t-elle triomphante et impatiente.
C’était en effet la fin de la répétition et M. Barrie leur laissait toujours une heure de temps libre pour qu’ils « aèrent leurs imaginaires », disait-il. En un mot, le théâtre était à eux, il devenait leur territoire. Aucune grande personne à déplorer dans les parages.

- Miss Daphné, Monsieur Lili, j’ai quelqu’un à vous présenter. C’était la voix si distinctive - tant elle était menue - de M. Barrie. Saviez-vous que les acteurs ont droit à un ange gardien ?

- Comme les fées des enfants, M. Barrie ? Pourquoi n’en ai-je pas une moi alors ? Daphné était à la fois pratique et prête à rêver.

- Mais oui, Miss Daphné, vous avez raison, c’est un peu comme la fée des comédiens. Let me introduce... un souffleur !

M. Barrie avait changé la mélancolie de ses yeux en un pétillement malicieux.

Se tenait devant les enfants un monsieur de petite taille, très mince et aux toutes petites lunettes rondes.
 Lili et Daphné auraient bien été incapables de le classer dans la catégorie des enfants ou des adultes. Peut-être appartenait-il aux deux ? 
Il leur serra la main avec application mais ne se présenta pas. Il semblait quelque peu mal à l’aise.
M. Barrie continuait sans s’apercevoir que « la fée des comédiens » ne disait mot :

- Mes enfants, saviez-vous que pendant une représentation, il arrive que les comédiens oublient leur texte ? La mémoire peut jouer des tours, vous savez. C’est ce qu’on appelle « avoir un trou » parce que...

- Oh sûrement, exactement comme lorsque Rose revient à la maison avec la moitié des courses, coupa Daphné.
Elle se sentit instantanément très idiote mais elle continua à s’épancher comme si on lui avait jeté un sort. Un élan d’exaltation s’était emparé d’elle :
- Moi je ne pourrais rien oublier et surtout pas au théâtre car les mots y sont si beaux ! Je me souviendrai toute ma vie de ce que l’on m’a gravé dans le cœur et dans la tête le soir de votre pièce !
Daphné rougit instantanément car elle savait que ce n’était qu’à moitié vrai. Elle avait demandé à sa maman un journal pour pouvoir y écrire - si elle le pouvait, sinon elle dessinerait - ces nouveaux trésors impalpables.

- Quel souffle, Miss Daphné, que je suis heureux que vous disiez ça. Alors, vous aussi, comme les souffleurs, vous êtes un peu un gardien des mots.

Et M. Barrie s’inclina devant elle puis reprit, solennel :

- Les souffleurs veillent à ce que les comédiens n’oublient aucun mot de leur texte. Bien évidemment, seuls les comédiens les entendent. Ils sont – et ils doivent ! – être invisibles. Sinon le spectacle serait raté. Ah, la magie du théâtre...

- Mais alors, s’ils sont invisibles et que les comédiens peuvent les entendre, où sont-ils pendant la pièce?, demanda Daphné, décidément très réaliste aujourd’hui.

- Très bonne question, mademoiselle Daphné. Ils sont placés, hihi - M. Barrie semblait très heureux de son petit tour de magie - attention, et voici : ici ! Dans cette sorte de trou...

Il venait d’ouvrir la trappe.

- La trappe ?

Lili, qui avait écouté toute la conversation sans parler tentant de dissimuler son émotion, fut extrêmement déçu. L’homme invisible de la trappe n’était que ce petit bonhomme insignifiant. Rien d’autre. Il perdit instantanément de son éclat ce que M. Barrie remarqua.

- Eh oui, mon garçon. Tu connaissais cet endroit ? Seulement certains le remarquent.

- Non, je n’ai rien vu.

Lili se ferma et ne parla plus.


Daphné était soudain gênée de mentir à M. Barrie. C’était une grande personne mais pas tout à fait comme les autres. On aurait pu lui faire confiance. Mais son Peter Pan en avait décidé autrement. Elle n’ajouta rien.


M. Barrie continua. Le souffleur avait disparu. S’éclipser était monnaie courante dans ce théâtre, semblait-il.
- Voyez-vous, pendant la représentation, ce petit capot est ouvert pour que le souffleur s’installe dans le trou, bien assis. Seule sa tête dépasse de manière à laisser passer le son de sa voix et la faire s’élever des planches aux acteurs. C’est comme une maison souterraine car de petits escaliers lui permettent de se promener dans les dessous et de ressortir par les coulisses sans n’avoir jamais foulé la scène. N’est-ce pas merveilleux ?


Jouant l’innocente, Daphné demanda :
- M. Barrie, pourriez-vous nous en faire la visite ?

- Ah, demain, demain, mon enfant, vous avez déjà eu votre lot d’émotions aujourd’hui, j’en suis sûr. Mais rêvez, mon enfant, rêvez, le soleil qui se lèvera demain éclairera ainsi un nouveau jour de chimères !

Pendant que Daphné s’endormait sur les premières pages de son journal - et sur lesquelles on pouvait y lire « Day 4 » puis « m-e- r-v-e-i-l-l-e-u-x » précédés de quelques ratures - Lili partait en exploration nocturne. Avec la complicité de M. Barrie - qui ne savait pas plus que quiconque dans quel grenier ou recoin le garçon logeait - Lili avait élu domicile au théâtre. Son passé de saltimbanque parcourant les contrées, dormant ici à la belle étoile, là dans sa roulotte, l’avait préparé à changer facilement de domicile sans s’en émouvoir. Pourtant, lorsque l’enfant s’attachait à un lieu, c’était pour la vie. Et il en était difficilement délogeable. Autrefois, c’était la présence de Firmin qui rendait un endroit sacré. Quand il ne put plus faire autrement que de compter sur lui seul, il se référa à ses ressentis les plus profonds. Le soir de Cyrano de Bergerac, il avait su que sa maison serait partout où le personnage était. Firmin était encore là et il lui ressemblait, alors il avait quitté le Théâtre de la Porte Saint-Martin sans regret. Lili emportait avec lui sa nouvelle maison, son cœur magnifié et son Firmin, désormais encore plus que sacré. Alors quand, le soir de la première de Peter Pan, il fut à nouveau habité par ce souffle qui l’avait envahi sept ans auparavant, Lili sut qu’il fallait l’attraper pour ne plus jamais le perdre. Il habiterait au Duke of York’s Theatre, lieu béni où avait élu domicile ce souffle inespéré, dût-il dénicher des lieux inexplorés, envahis de toiles d’araignées.

Lili dormait depuis quatre jours dans une loge désertée et isolée du dernier étage et se hasarda enfin à explorer le théâtre. Il était désormais certain qu’il était enchanté ou hanté. Il hésitait entre ces deux ressentis sauf quand Daphné était auprès de lui. L’enchantement était alors inné. Ce soir, il était seul.

Les couloirs étaient déserts. Lili veilla tout de même à ce que ses pas ne résonnent pas trop. Il marchait tout en retenant son souffle. Ce soir, il irait explorer un peu plus loin les dessous de la scène. Il se rappelait très bien où se situait la trappe.

Lili grimpa sur la scène. La trappe était là, entre la rampe et le rideau fermé. Il l’ouvrit. Un bruit désagréable envahit alors la salle. Il sursauta, regarda alentour mais tout était noir. Seul un chandelier qu’il avait récupéré dans les décors du bateau pirate brillait dans l’obscurité. Il fit preuve d’une extrême souplesse - mais il était un saltimbanque après tout - pour se glisser dans le trou du souffleur, armé de cet éclairage aux flammes capricieuses. Il devait y avoir un courant d’air quelque part car elles ne cessaient de danser et de faire fondre la cire sur le poignet du garçon. Les marches du petit escalier lui furent d’une grande aide. Il atterrit dans le premier dessous.
 À la lueur vacillante de son chandelier, ce territoire endormi, où gisaient les vestiges de la représentation du soir, semblait revivre les aventures du Pays Imaginaire. Lili buta sur un objet. Il l’éclaira : c’était le crochet du Capitaine Crochet. Il sentit un éclair dans son ventre et il eut soudain très froid.

- Je crois aux fées, je crois aux fées, murmura-t-il.


Il ne pouvait abandonner, il trouverait cet homme à la trappe. Alors il invoquait les fées à venir à son secours. Leurs lumières l’auraient bien aidé mais seul son chandelier fendait la nuit. Lili entendit un grand bruit. C’était le même que lorsque la trappe se refermait. Était-il pris au piège ? Il courut jusqu’aux petits escaliers, la cire des trois bougies lui tombant abondamment sur le bras – mais il ne sentait même pas la brûlure. La trappe avait été fermée. Le cœur de Lili s’emballa. Où aller ? Quelqu’un devait être juste au-dessus de lui. Soudain, il paniqua. Ou au même niveau que lui. Il brandit sa bougie et balaya l’espace du regard. Et c’est là qu’il le vit. Une ombre venait de passer sous un rideau côté jardin. Lili, dont la peur s’était mue en courage, prit sa suite et il se retrouva dans un couloir exigu. Une porte claqua. Lili l’ouvrit sans peur : un dédale d’escaliers menait à plusieurs étages. Comment Lili pourrait-il suivre l’homme invisible ? Celui-ci l’avait repéré, c’était certain, à cause de cette satanée lumière. Alors, Lili décida de l’éteindre. Il s’en tiendrait à ses mains et à ses pieds. Il souffla. Maintenant, le silence était total, l’obscurité complète. Lili respira profondément et commença à tâtonner comme il le faisait lors des nuits obscures où, sorti de la roulotte, il allait s’imprégner de la quiétude des bois endormis. Il grimpait. Il décida de toujours grimper. Il verrait bien où cela l’emmènerait. Cette ascension délibérée vers un ciel qu’il ne connaissait pas lui rendit son âme d’enfant. Il avait décidé de s’abandonner pour mieux marcher alors que la nuit l’entourait. Ses sens étaient en éveil et il savait qu’il poursuivait un rêve au parfum de réel.

Lili se cogna. Il lâcha le chandelier – qu’il tenait toujours à bout de bras – qui dégringola et dont le bruit de la chute résonna longtemps. Il devait être très haut, il n’avait pas réalisé, il s’était perdu dans ses pensées. Il ausculta, toujours dans le noir, les murs qui semblaient l’entourer. Il y avait une poignée. Il la tourna. Un courant d’air glacial s’engouffra et Lili fut comme giflé au visage. Il était donc à l’extérieur. Une lueur, enfin ! La Lune, son amie, était au rendez-vous. Lili respira un grand bol d’air froid et enjamba un petit escalier en bois. Il était sur les toits.

- Nous sauvons les comédiens seulement si nous pouvons rester dans l’ombre.

Un chuchotement - pourtant très distinctif - arriva aux oreilles de Lili. D’instinct, il se cacha. Il y avait là une très haute cheminée. À l’abri, il put examiner un peu mieux le paysage. La Tamise, en bas, découpait la ville de Londres de son long trajet sinueux tandis que l’horloge de Big Ben était illuminée par les étoiles présentes ce soir-là. M. Barrie disait vrai : le Pays Imaginaire existait. Il était là sous ses yeux, la lagune aux sirènes et le Tic Tac du temps qui passe mangé par un crocodile de dorures et de verre.

- Tu t’es fait suivre ce soir, nous en sommes sûrs. Personne ne doit nous apercevoir lorsque nous soufflons. Cette vocation doit rester humble. Ce don de soi doit rester un don.

- Oui mais ce n’est pas la première fois. Vous vous souvenez ? Il y a des années de cela, un autre petit garçon nous avait aperçus. Cet enfant est peut-être celui que l’on attendait ?


Lili s’était rapproché des bribes de voix qu’il entendait, étrangement toujours aussi distinctement d’où qu’il soit posté. Les voix continuaient de murmurer :

- Nous ne pouvons pas savoir. Nous devons attendre que le souffle grandisse en lui. Seulement s’il s’abandonne à lui et accède à sa connaissance, alors il pourra sauter le pas, sublimer les profondeurs et tutoyer les étoiles.


Des capes flottant dans le petit vent qui bruissait cette nuit-là, se dessinaient maintenant nettement au clair de lune. Lili ne pouvait rien voir de plus. Ils étaient plusieurs hommes ou femmes, le garçon n’aurait su dire, tournés les uns vers les autres, et formant une ronde. Ils semblaient craindre la lumière et se cachaient derrière les cheminées. Soudain, ils se dirigèrent vers Lili. Le garçon ne réfléchit pas et fila à toutes jambes, dévalant ces escaliers qu’il avait escaladé un peu plus tôt le baume au cœur. C’était la peur qui, désormais, guidait ses pas. Un grand coup de vent ferma la porte des toits.

- Où est Lili, Monsieur Barrie ?
Daphné s’impatientait et ne cessait de triturer son manchon, signe chez elle d’une grande anxiété.

- Ne vous inquiétez pas, Miss Daphné. Il descendra, vous verrez.

Daphné bondit de son fauteuil.
- Comment ça, « il descendra » ? Est-il dans les airs avec Peter en train de voler ?
Elle était piquée au vif. Monsieur Barrie savait où était Lili et pas elle. Elle croyait qu’ils étaient une équipe et qu’ils ne devaient rien révéler aux grandes personnes. S’était-elle trompée sur ce garçon ? Était-il de la même espèce que tous les autres ? Ne la considérait-il que comme une simple petite fille qui n’avait rien d’extraordinaire ? Elle avait beau essayer de noircir le tableau, rien n’y faisait. Son cœur savait, lui, que Lili n’était pas comme les autres. Ils s’étaient reconnus, et rien, pas même une grande personne, ne pourrait changer ça.

- Oh mais oui, peut-être est-il parti faire un tour avec Peter, mon petit!, lui répondit M. Barrie, fort content de lui. Lili était juste derrière eux.
- Je n’étais pas avec Peter, fut tout ce qu’il dit et il s’assit aux côtés de Daphné comme à son habitude.
 Il lui glissa un petit papier dans la main, sans la toucher. Il y était écrit : « J’ai trouvé l’homme de la trappe ». Il fut alors très difficile pour Daphné de se concentrer pendant la suite des répétitions. M. du Maurier ne cessait de répéter le moment de sa mort où il saute du bateau et se fait avaler par le crocodile.
 Monsieur Barrie qui avait pressenti une petite inattention de la part des enfants eut une belle idée.

- Venez mes enfants, je vous l’avais promis. Nous allons descendre dans le premier dessous et vous allez voir ce que vous allez voir.


Leur petite équipée fut invitée à explorer ce territoire mystérieux par une petite porte située à l’avant-scène, au-dessous de la rampe. Daphné et Lili se regardèrent avec un drôle d’air. Il aurait été plus facile de passer par là que par le trou périlleux du souffleur.

- Et maintenant mes enfants, faites silence. Les répétitions continuent. Observez bien le crocodile.

Soudain, de la lumière entra de la scène. Une trappe s’était ouverte glissant à l’horizontale. Le costume du crocodile, fixé sur une planche en bois, fut soulevé dans ce trou par deux hommes tournant une manivelle. Quelques minutes plus tard, M. du Maurier, arrivait dans le dessous de scène, mangé par la peau du crocodile, bien droit sur la planche en bois.

- Mais que fait M. du Maurier ? fit Lili, un peu effrayé.

- Il meurt, monsieur Lili. Crochet meurt, mon petit, répondit M. Barrie, pensif.
Et le dramaturge leur expliqua qu’ils venaient d’assister à la fin du Capitaine Crochet.

- C’est une merveille ce système, M. Barrie, s’exclama Daphné, impressionnée.

- Qui sont ces messieurs des dessous, Monsieur Barrie?, interrogea soudain suspicieux, Lili.

- Ce sont les machinistes, mon cher petit. C’est aussi grâce à eux que Peter, Wendy et ses frères peuvent s’envoler.

- Vont-ils sur les toits la nuit ?, continua sur le même ton, Lili.

M. Barrie, réaliste pour une fois, s’esclaffa :

- Oh ! Oh ! Je ne crois pas qu’ils s’aventureraient aussi haut. Ils n’ont pas encore trouvé de poussière de fées, vois-tu.

- Eh bien moi j’en ai vu sur les toits, éclata Lili.

M. Barrie fut décontenancé. Il avait heurté ce petit garçon si fin, si observateur.
- Mon enfant, racontes-nous ce que tu as vu, je te crois.

Daphné dit alors :
- C’est l’homme de la trappe qui vit sur les toits ?

Elle se mit alors les mains sur la bouche car elle avait parlé trop vite et dévoilé leur secret. M. Barrie se dit que ses enfants avaient bien plus d’imagination que lui mais que c’était logique à la fin.
Il ne voulut pas brusquer leur imaginaire et leur dit :
- Vous savez que je suis là si vous avez besoin de me demander quoi que ce soit mais je peux tout aussi bien vous laisser visiter le théâtre tous les deux.

Et cet homme bon s’éclipsa avec toute la délicatesse dont il savait faire preuve. Lili pensa à Firmin. Il avait su, lui aussi, offrir des temps d’indépendance à son garçon adoptif.

Restés seuls dans le dessous de scène que les machinistes avaient délaissé pour ranger le plateau, accompagné de l’inquiétant du Maurier-Crochet, Lili et Daphné s’assirent à nouveau sur la malle à costumes. Lili hésitait à tout raconter à Daphné. Elle aurait peut-être peur. Mais elle devait savoir car, elle aussi, elle avait ressenti le souffle pendant la pièce de Peter Pan. Et ces gens qu’il avait vu sur les toits avaient dit : « Personne ne doit nous apercevoir lorsque nous soufflons. ». L’homme de la trappe – celui qu’il avait suivi et vu sur le toit - était donc un souffleur.

Daphné fut fascinée. Fascinée du courage de son Peter Pan, fascinée par son aventure et fascinée par sa découverte. Tous les deux, une petite fille et un jeune garçon apparemment ordinaires, pouvaient voir et entendre les souffleurs, tout comme les comédiens. Était-ce normal ?

- Qu’ont-ils dit sur les toits ?, demanda Daphné à Lili.

Le garçon hésitait mais finit par avouer qu’ils avaient parlé de lui. Il avait besoin de se confier :
- Ils ont parlé de moi. L’homme de la trappe avait vu que je le suivais. Ils ont dit : « Cet enfant est peut-être celui que l’on attendait ? (...)Nous ne pouvons pas savoir. Nous devons attendre que le souffle grandisse en lui. Seulement s’il s’abandonne à lui et accède à sa connaissance, il pourra sauter le pas, sublimer les profondeurs et tutoyer les étoiles. »


Lili avait parlé sans réfléchir avec un élan qui le transfigurait aux yeux de Daphné. Elle était subjuguée.
- Lili, Lili, vous parlez comme un comédien. On croirait que vous êtes sur scène et que vous avez appris le texte. Ces mots sont si beaux et si difficiles. Comment pouvez-vous vous rappeler de tout ?


Le garçon ne savait pas lui répondre. Il ne se reconnaissait pas. Un trouble s’installa en lui. Était-ce bon ou mauvais ? 
Mais la petite fille continua avec enthousiasme :
- Monsieur Lili, c’est merveilleux. « Ils » vous attendaient. « Ils » ont parlé de vous. C’est peut-être votre vraie famille, celle qui vous avait perdu dans une valise ? Vous devez retourner les voir et leur parler.


Daphné lui offrait un apaisement qu’il n’aurait plus jamais espéré. Elle lui donnait espoir sur ses origines, lui, l’enfant abandonné et aujourd’hui orphelin de Firmin. Il irait parler aux souffleurs ce soir.

L’ascension fut plus longue et douloureuse que la première fois. Ne voulant pas effrayer les souffleurs, Lili avait laissé en bas son chandelier. Mais le sentiment qui, la veille au soir, l’avait porté vers les sommets, s’était évanoui. L’enfant doutait. Il avait peur de perdre une deuxième fois cette famille qu’il ne connaissait pas. Pensant à Daphné, il murmura :
- Je crois aux fées, je crois aux fées.


Il fut en un rien de temps sur le toit. Ils étaient là. Leurs silhouettes se découpaient délicatement sur le ciel tout scintillant d’étoiles. À leur vue, Lili ressentit une grande paix. Il devait leur parler.
- Je m’appelle Lili. Je vis ici. Est-ce que vous aussi ?

Sa petite voix naturellement éraillée emplit l’air flottant. S’avancèrent alors un homme au grand nez et au feutre à plume, un autre à la moustache fine, un autre encore recouvert de feuilles, puis deux femmes, l’une à la peau diaphane et l’autre à la chemise de nuit bleu pâle.
 Et l’enfant les reconnut.

- Lili, cher petit, tu nous as compris, tu nous as entendus. Nous sommes les gardiens des mots, les veilleurs de beauté. Nous soufflons et toi, tu as ressenti notre souffle, dit alors la silhouette au grand nez.

- Êtes-vous les comédiens ? Comment... comment Monsieur Cyrano peut être ici ? J’avais sept ans quand j’ai vu cet acteur à Paris... Monsieur Coquelin...


Lili n’en croyait pas ses yeux et il ne pouvait voir leurs yeux. Qui étaient-ils vraiment ?
- Vous êtes les souffleurs des comédiens qui jouent Cyrano, Christian, Roxane, Peter et Wendy, n’est-ce pas ? Vous avez revêtu leurs costumes pour mieux souffler leur texte ?

- Nous sommes l’âme de ce théâtre, nous sommes ce qui perdure quand tout disparaît, nous sommes le fruit d’une rencontre exceptionnelle, répondit alors l’homme au grand nez qui n’avait jamais cessé de murmurer.
 Il avait beau se terrer dans l’obscurité comme pour échapper au rayon de lune, il rayonnait.


Lili n’était pas sûr d’avoir tout compris ni tout entendu mais il se sentit à nouveau envahi d’une exaltation telle qu’il sut que ce moment était unique. Pour le saisir, il lui fallait ouvrir son cœur. Il décida de faire confiance. N’était-ce pas son cher Cyrano qui lui parlait ?

- Reviens-nous voir bientôt, Lili, chuchota d’une voix exquise la souffleuse en chemise de nuit bleu pâle.

- Où et quand puis-je vous retrouver ? Ici, sur les toits du théâtre à la nuit ? demanda Lili, avec une pointe d’angoisse.

- Nous sommes l’infiniment petit dans l’infiniment grand, nous ne prenons jamais la lumière, continua la silhouette à la peau diaphane.

- Nous sommes invisibles et inaudibles sauf à ceux qui ont su voir et entendre, exprima le bellâtre à la moustache fine.

- Nous veillons à ce que les fées ne meurent pas, ajouta la réplique de Peter Pan.


Lili se concentrait pour décoder la moindre information précise sur l’origine et le lieu d’habitat de ces souffleurs. L’homme à la moustache portait des toutes petites lunettes rondes.

- Vous, monsieur, je vous ai vu avec Miss Daphné en bas au théâtre. Vous êtes le souffleur que nous a présenté M. Barrie. Vous n’êtes pas du tout invisible en présence d’autres personnes !

Lili oscillait entre le doute et la confiance. Il voulait tellement y croire !

- Oui, Lili, c’était moi mais ce n’était pas le même moi que ce soir. M. Barrie ne m’a jamais vu ni entendu comme tu me voies et m’entends. Les comédiens me voient et m’entendent eux aussi mais jamais comme tu me voies et m’entends en ce moment, expliqua l’homme.


Lili sentit que la tête lui tournait.
- Pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? Ai-je un lien particulier avec vous ?

- Oui, Lili, tu as un lien particulier avec nous, répondirent en chœur les cinq souffleurs. Et avant de s’éclipser, ils ajoutèrent :
- Et Miss Daphné aussi...


L’infinie douceur que le jeune garçon ressentait en cet instant était trop forte. Il la connaissait cette sensation : il l’avait éprouvée aux côtés de Firmin, puis, en entendant les vers de Cyrano et, enfin, en rencontrant mademoiselle Daphné. Alors, Lili sut ce qu’il dirait à sa valise, ce soir-là : les souffleurs appartenaient à sa famille. Qu’elle soit ou non celle du sang importait peu. La famille de Lili était celle du souffle.

- Vous savez, monsieur Barrie, Lili et moi nous connaissons depuis six jours. Je l’ai écrit dans le petit journal que Maman m’a donné. Mais pourquoi ai-je l’impression que je le connais aussi bien que mes parents ?

Comme hier, Daphné et M. Barrie attendaient, sagement assis dans les fauteuils d’orchestre, que Lili veuille bien montrer le bout de son nez. Les répétitions allaient commencer d’une minute à l’autre. Daphné savait désormais qu’il avait élu domicile ici mais monsieur Barrie lui avait fait promettre de ne jamais en faire mention à qui que ce soit à l’intérieur du théâtre. Elle aurait aimé rester avec lui car il vivait des aventures que, peut-être, il ne lui racontait pas.


La réponse de M. Barrie atténua ses inquiétudes :
- Si vous ressentez cela, Miss Daphné, c’est une grande chance ; c’est que vous savez pleinement ouvrir votre cœur et qu’il sait désormais ce dont il a besoin pour battre. Le vôtre a reconnu le sien.

- Mon cœur a reconnu le cœur de Lili sans famille ? Alors, ça veut dire que je suis sa famille. Nous sommes une famille maintenant.

Malgré son jeune âge, cela avait été une évidence pour Daphné dès le début. Une grande personne avisée – M. Barrie connaissait les fées ! – venait de le lui certifier. C’était une très belle journée qui commençait.

Lili rayonnait. Son entrée n’avait pas pu passer inaperçue car il sifflotait, les mains dans les poches et l’air insouciant.

- Eh bien, monsieur Lili, vous avez fait de beaux rêves ?

Lili sursauta à cette question de M. Barrie. Ce n’était pas un rêve. Il avait vécu une belle réalité. Il avait une famille.
 Il s’arrêta. Quel idiot il était. M. Barrie ne savait rien, il lui demandait simplement s’il avait bien dormi. Alors il répondit que « Oui, de très très beaux » et Miss Daphné rougit, étrangement.
 Il fallait qu’elle voit les souffleurs comme lui les voyait. Il pourrait ainsi savoir si elle était vraiment de sa famille. Il attendit le moment où Daphné et lui devait « aérer leurs imaginaires ».

- Ils m’ont dit que j’avais un lien particulier avec eux.


- Parce qu’ils sont vos amis ou votre famille, monsieur Lili ?

Daphné ne pouvait se satisfaire de cette réponse.


- Ce n’est pas la seule chose qu’ils m’ont dite. Ils m’ont dit que je les voyais et les entendais comme personne d’autre.


- C’est une bonne ou une mauvaise chose, monsieur Lili ?

Daphné ne savait plus trop que penser de tout ça.


- Et ils m’ont dit que c’était la même chose pour vous.

Daphné sentit une petite flamme s’allumer dans son cœur.

- Alors, on est partis pour la même aventure tous les deux ?

- Je crois bien, Miss Daphné. Nous sommes ensemble dans cette aventure.

- Comme Peter Pan et Wendy ou comme Wendy et Peter Pan ! À certains moments, j’ai l’impression que vous êtes Peter et à d’autres que c’est moi. Tout comme pour Wendy.

- Mais je ne suis pas une fille, Miss Daphné.

- Et moi, je ne suis pas un garçon, monsieur Lili, mais parfois je sens que je peux faire tout ce que fait Peter Pan. Et moi, je crois que parfois vous n’avez pas vraiment envie de rester un petit garçon pour toujours. Alors vous êtes comme Wendy. Elle, elle a décidé de rentrer chez elle, pour grandir.


Cette petite fille était bel et bien déconcertante, se dit encore une fois Lili. Elle disait de drôles de choses mais comprenait beaucoup de ces choses.

Un souffle s’engouffra dans le dessous de scène où les deux enfants s’étaient réfugiés après la répétition. Une porte claqua. Et ils furent là. Daphné cria, Lili la prit dans ses bras.

- Ce sont eux, Miss Daphné ! Ce sont eux, n’ayez pas peur, je suis là.

Ils n’étaient plus que deux. La jolie jeune femme à la robe de nuit bleu pâle et le jeune homme recouvert de feuilles d’arbre. Mais non, il y avait une troisième personne qui ressemblait à l’ombre de Peter Pan. Qui était-elle ? Lili ne la connaissait pas.

Lili parla en premier car il savait désormais que ces êtres étaient réservés et ne se manifestaient que si on les invoquait.

- Bonjour, les souffleurs. C’est moi, Lili, et voici Miss Daphné dont vous m’avez parlé hier.

Et il attendit une réponse mais rien ne vint, alors il posa la question qui lui brûlait les lèvres :
- Pourquoi les trois autres ne sont pas avec vous et surtout le souffleur qui ressemble à monsieur Cyrano ? Et qui êtes-vous, ombre de Peter Pan ?


Se tenant la main, les deux souffleurs qui restaient derrière le Jolly Roger, murmurèrent en chœur :
- Daphné ne pourra voir le souffleur au grand nez que si toi, Lili, tu lui transmets les mots que tu as mis dans ta valise il y a sept ans et que tu gardes précieusement. De même pour le souffleur à la moustache fine et la souffleuse à la peau diaphane. Sache que nous, les souffleurs, nous nous avançons, nous nous dévoilons à la lumière uniquement si vous partagez notre souffle. C’est une grande responsabilité que de nous déloger de nos profondeurs et de nos hauteurs comme il est une grande responsabilité d’éveiller autrui à ce que nous avons déjà révélé en toi. Le faire, c’est sceller un « serment de souffle indéfectible» entre vous. L’un sera le porteur du souffle de l’autre et vice-versa durant toute la durée du long voyage.

- Est-ce que d’autres enfants vous voient et vous entendent ? J’ai l’impression que les adultes n’y ont pas droit. Mon père ne se souvient de rien de semblable pendant la représentation, dit alors Daphné.

- Miss Daphné, c’est par votre cœur pur, votre âme d’enfant prompt à l’émerveillement que vous avez été habitée par nous. Vous avez cru au Pays Imaginaire. Vous vous êtes laissée inonder de beauté comme Lili autrefois. Les enfants y sont tous appelés. Mais certains ne s’y ouvrent pas ou ne s’y ouvrent plus. C’est pour ça qu’il faut veiller, souffler, répéter. Lili, dont le souffle s’effaçait depuis quelques années, a pu nous retrouver grâce à vous, Daphné.
La douceur de la souffleuse à la chemise de nuit bleu pâle envahit l’espace ; elle ressemblait beaucoup à Wendy.

- Comment choisit-on à qui l’on veut faire ce serment ? Et quel est ce long voyage dont vous parlez ?


Daphné allait toujours à l’essentiel, se dit Lili. Comment faisait-elle pour être si sensible? Autrefois, il avait eu des étincelles semblables qui faisaient toujours dire à Firmin de son accent chantant : « Innocence et insouciance font avancer l’existence ».

- Et moi, ombre de Peter Pan, pourquoi me voyez-vous Lili ?


- Daphné me connaît, elle, je suis Mrs Whisper. Je lui ai soufflé le mot « rencontre » et Daphné et toi, Lili, vous vous êtes rencontrés. Tu peux donc me voir et m’entendre désormais.

L’ombre de Peter Pan venait de parler, c’était la fameuse Mrs Whisper.

- Alors, nous devons faire notre serment de souffle indéfectible, Lili et moi ! Ainsi, le souffle ne nous quittera plus jamais.

Daphné l’avait su dès que elle avait aperçu Lili. Sa casquette avait été le signe d’une folle aventure.
Lili l’avait senti dès le début. Daphné le faisait rayonner et elle avait quelque chose d’une fée. Alors, se tournant vers la petite fille, il lui livra le serment de Cyrano et Christian :

- Veux-tu me compléter et que je te complète ? Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté, Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

Et Daphné, consciencieusement, répéta, lentement, chacun de ces mots :

- Veux-tu me compléter et que je te complète ? Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté, Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

Ils étaient désormais liés par le souffle et pour le souffle. Ils n’oublieraient jamais cet instant. Ils intégraient une grande et belle famille.

Claire Bonnot

To be continued…

*J’ai pris la liberté de mêler aux aventures de mes petits héros, Lili et Daphné, l’œuvre majeure de James Matthew Barrie, Peter Pan, dont de larges extraits sont cités, d’après le roman de 1911 tiré de la pièce jouée en 1904.