Une présence affolante sur scène, un investissement total sur les planches, une voix vibrante et habitée, Philippe Torreton joue toujours avec une sacrée générosité. C’est au théâtre Édouard VII qu’il donne de la voix dans un spectacle en forme de récital-hommage au chanteur Allain Leprest. La langue est crue, poétique et infiniment humaine. “Mec!” se joue du 4 au 21 octobre 2018 avec les accompagnements musicaux du génial Richard Kolinka et d’un jeune musicien, Aristide Rosier. Un spectacle d’une beauté à l’état brut !
C’était la première fois qu’Apartés avait la chance de rencontrer le grand acteur après l’avoir admiré dans un “Cyrano de Bergerac” incroyablement fou en 2016 et dans un rôle d’une pudeur sublime pour “Bluebird” en 2018. Passionné, la voix posée, Philippe Torreton nous a raconté cette belle épopée théâtrale.
D’où vient votre rencontre avec les mots d’Allain Leprest ?
La rencontre avec ses mots date d’il y a très longtemps parce qu’on vient du même coin en Normandie. Alors vers l’âge de seize, dix-sept ans, je l’ai entendu et je l’ai vu sur scène. Tout de suite, j’ai beaucoup aimé et même adoré certaines chansons. Mais l’idée de ce spectacle n’est pas venue de moi. C’est le producteur, Jean-René Pouilly qui l’a accompagné au tout début de sa carrière, qui m’a contacté il y a maintenant près de quatre ans. Il voulait qu’un comédien dise ses textes en scène et il m’a appelé sans savoir que je le connaissais ni que je l’aimais. J’ai trouvé ça étonnant comme hasard et je trouve qu’il faut être fidèle au hasard.
“Le producteur du spectacle m’a appelé sans savoir que je connaissais déjà Allain Leprest ni que je l’aimais, j’ai trouvé ça étonnant comme hasard et je trouve qu’il faut être fidèle au hasard.”
Vous disiez dans une interview qu’il était votre Jacques Brel à vous car vous n’avez pas connu Jacques Brel. Comment expliquez-vous que Allain Leprest soit si peu connu ?
Il y a plein de choses qui peuvent entrer en ligne de compte. C’était un être très très fragile, il avait une addiction à l’alcool terrible donc il était assez ingérable. Beaucoup de gens ont essayé de le faire tourner, de le mettre sur les rails de la chanson française mais ils se sont un peu cassés les dents. Quand on voit ce que faisait Brel en scène… Il faut avoir la santé pour faire ça, il faut être capable d’être clean quand le rideau s’ouvre… De plus, je pense que ça lui coûtait beaucoup de chanter. Je pense qu’à chaque concert, il avait le sentiment de se mettre à nu et de s’arracher un membre. Je pense qu’il n’a pas su gérer ça, ce drôle de paradoxe qu’ont les artistes d’être à la fois écorchés vifs mais aussi les deux pieds sur terre et capables, en quelque sorte, d’organiser cet écorchement.
Et pour vous-même, dans le travail d’interprétation de ces mots-là, comment s’est opéré le travail du corps sur scène ?
Je ne réfléchis jamais à ça. Mon seul souci, c’est de les dire ces mots - et de penser au texte sans me tromper, il y en a tout de même une vingtaine - et le corps s’adapte, il réagit aux mots qui sont proférés. Penser à son corps avant de penser à ce qu’on dit, c’est mettre la charrue avant les bœufs. C’est comme dans la vie, on a les gestes qui correspondent à la situation, on ne réfléchit pas à ses gestes sauf quand on est en démonstration de quelque chose, évidemment.
Comment les textes ont été choisis ?
Ce sont tous des chansons qu’Allain Lesprest chantaient lui-même - et qui ont été reprises par d’autres artistes - sauf deux, le texte “D’Osaka à Tokyo” et celui du “Mime”. Je l’adore ce texte. Il prouve qu’Allain Leprest avait aussi de l’humour car la coloration générale sinon est plutôt triste. Il y a de la truculence aussi dans « Ton cul est rond »; C’est ça qui me touche profondément chez lui, c’est qu’il y a un profond désespoir mais il y a une envie de s’en sortir, d’aller ailleurs, de construire quelque chose comme dans “Combien ça coûte”, quand il parle de cette maison qu’il veut acheter. On voit bien qu’il n’en a pas les moyens mais il y a un rêve d’une vie simple qui est là.
“La chanson “Bilou” sur la sœur est celle qui me touche le plus. Ça me tord le ventre à chaque fois que je dis ce texte.”
Quelle sera la suite pour ce spectacle que vous avez déjà interprété plusieurs fois - avec un autre batteur, Edward Perraud - depuis 2014 ?
Nous partons en tournée dans un an, en 2020. On espère tourner partout, Richard (Kolinka, nouveau venu sur le projet, ndlr) est comme un fou avec ce spectacle, ça le change des stades de France et des zénith, il est trop content d’être là. Et puis pour moi, c’est un rêve. Je me souviens que la première fois que je suis allé voir un groupe de rock, c’était Téléphone à Grand Quevilly en Normandie et aujourd’hui, je me retrouve avec lui sur scène. On s’est vraiment bien entendus tous les trois (avec Aristide Rosier, ndlr), on avait une vraie envie de faire ça.
Où pourra-t-on vous voir au théâtre cette année ?
Je suis en train de répéter une pièce de Fabrice Melquiot, “J’ai pris mon père sur mes épaules”, avec notamment Rachida Brakni et Vincent Garanger. C’est Arnaud Meunier qui est à la mise en scène et on l’a créée à La Comédie de Saint-Étienne. On sera à Paris du 13 février au 10 mars 2019 au Théâtre du Rond-Point. Cette pièce est bouleversante, j’adore l’écriture de Melquiot, c’est drôle, c’est pathétique, et c’est épique à la fois. Ça raconte une bande de copains prise dans cette grande bizarrerie qu’est la vie. J’ai moi-même écrit un livre qui parle de mon père “Jacques à la guerre” (paru en août 2018 chez Plon, ndlr). Je trouve parfois qu’il y a des concordances dans les projets qui sont assez incroyables…
Un grand merci à Jennifer Bardin et Nicole Sonneville.